Francophonie-Sylvain Takoué, écrivain : ‘‘ET SI LES « IVOIRIENS », DEVENAIENT DES  « IVOIROIS », LES  « ROIS DES IVOIRES » OU LES « ROIS DE L’IVOIRE »-

Sylvain Takoué, écrivain ivoirien, fait une proposition-débat :«REJARDINER NOTRE CULTURE SOCIOLINGUISTIQUE D’IVOIRIENS…»

Voltaire, dans Candide ou l’optimisme, fait dire à son personnage-culte Candide, disciple du philosophe Pangloss (dans le livre), que pour parvenir à conclure, après l’expérience de toutes les situations désastreuses de vie sur terre (allusion faite ici aux aventures rocambolesques que Voltaire a fait vivre à ses deux personnages), que «tout est bien dans le meilleur des mondes», «il faut cultiver son jardin». Voltaire a été du nombre, fort impressionnant, des grands esprits pensants qui ont existé avant, avec et après lui, et qui ont fait fleurir la langue française dans le pré littéraire, philosophique et intellectuel de la France d’hier et d’aujourd’hui, ainsi devenue une grande nation qui a su faire butiner la pensée française aux autres peuples du monde.

Aujourd’hui, plus de 300 millions de locuteurs de la langue française sont ainsi disséminés dans le monde, avec l’Afrique qui est reconnue comme étant le plus gros continent francophone. On en oublie, que parler la langue française, dans ce continent noir, a été le fait, pour la civilisation française, d’une pénétration barbare (celle qui a participé à 500 ans d’esclavage), puis religieuse-catholique (celle qui a participé à 200 ans de colonisation).

Un écrivain ivoirien vu comme un intellectuel iconoclaste, Jean-Marie Adiaffi, portait la critique selon laquelle les écrivains français (d’origine) étaient proprement appelés tels, par la France, alors que ceux d’Afrique étaient qualifiés d’ «écrivains noirs d’expression française», que l’on appelle, aujourd’hui, tout simplement des écrivains francophones. Le problème des disparités linguistiques sur les usagers de la langue française, ou d’appréciation raciale des locuteurs de cette langue, existent et existeront, parce qu’il n’y a pas plus français que les Français d’origine (c’est-à-dire de peau), même si un émérite grammairien noir, le Sénégalais Léopold Sedar Senghor, est devenu un éminent membre de la prestigieuse Académie Française, et qu’il «enseignait le français aux Français » (cette expression revancharde est de lui).

La francophonie, célébrée dans le monde, à la date du 20 mars de chaque année, est donc à la fois le triomphe d’une civilisation humaine occidentale, dite « évoluée », sur la tragédie d’invasion et de domination vécue par les tribus indigènes d’Afrique, et une épopée culturelle qui, par le moyen de la fibre et de la locution linguistiques, affirme la conquête plus sophistiquée que la France d’aujourd’hui lance à l’endroit des cerveaux réceptifs du monde. On pourrait épiloguer longtemps sur ces considérations qui alimentent continuellement les débats intellectuels. Mais là n’est pas, aujourd’hui, le sujet de notre intervention. Nous ne pouvions, cependant, pas intervenir sur ce sujet de la Francophonie célébrée, sans faire d’abord valoir notre opinion sur les évolutions significatives des rapports culturels et cultuels de la France avec le reste du monde.

TAKOPUEC’est donc une lucarne qui nous permet, à nous autres, écrivains et intellectuels de Côte d’Ivoire, de lancer un autre débat dans notre pays, sur l’originalité du qualificatif sociolinguistique du peuple de Côte d’Ivoire.

Ainsi, depuis longtemps, on nous appelle les « Ivoiriens ». Comme on le voit, ce qualificatif se découpe grammaticalement en trois syllabes : I-voi-riens.

Le nom « Ivoirien » qualifie juridiquement et sociologiquement un individu, citoyen natif et national originaire de la Côte d’Ivoire. Mais comme on l’entend trivialement, le mot « ivoirien », qui, à la fois, désigne aussi le citoyen étranger se prévalant juridiquement, par naturalisation, de la nationalité de Côte d’Ivoire, ou tout lien ayant rapport avec l’identité de la Côte d’Ivoire, renvoie à une expression péjorative, que l’on peut formuler sémantiquement par la façon suivante : « Il voit rien », pour dire : Il ne voit rien. Entendu ainsi, ce phonème d’ »i-voi-rien » n’est pas enchanteur. Sa connotation linguistique donne à penser et laisse croire que l’individu qu’il désigne manquerait de clairvoyance sensitive, avec un subtil sous-entendu d’inintelligence humaine apparente. L’ »Ivoirien » serait alors typiquement perçu comme cet individu originaire de la Côte d’Ivoire, qui ne verrait pas clair, qui ne verrait rien, bien que non frappé de cécité, et qui s’exposerait ainsi aux duperies les plus évidentes.

L’Histoire nous apprend que les explorateurs Portugais se sont installés, dès le 15ème siècle, sur notre littoral pour y organiser la traite des Noirs et le commerce de l’ivoire. Notre pays, à ce moment-là, s’est fait appelé « la Côte des dents d’éléphants ». Avec l’arrivée des Français, au début du 19ème siècle, le pays est devenu une colonie de la France en 1904 et a pris le nom administratif de « Côte d’Ivoire ».

Les raisons de cette appellation de « côte des dents d’éléphants », devenue « Côte d’Ivoire », sont que notre côte maritime (bordée par l’océan atlantique ouvert à toute pénétration extérieure), qui était aussi constituée de forêt et de savanes arborée et herbeuse, était peuplée par une faune dense dont l’espèce la plus répandue ou la plus impressionnante était celle des pachydermes appelés éléphants. Les défenses en ivoire de ces éléphants auraient alors servi de référence pour symboliser le pays. Il en fut de même pour le Ghana actuel que le colonisateur anglais appelait, autrefois, Gold Coast, pour son minerai d’or dont l’important gisement était découvert.

5503 TAKOUE IVOIROISL’actuelle Côte d’Ivoire, nous apprend par ailleurs l’Histoire, avait pour nom la Basse-Volta, en référence à un certain fleuve portant le nom de Volta, qui y confluait en prenant sa source au Ghana pour se jeter dans le golfe de Guinée. Cette ancienne Basse-Volta partageait sa frontière nord avec l’actuel Burkina Faso qu’on appelait préalablement la Haute-Volta, une autre colonie française établie le 1er mars 1919, et que traversait aussi le fleuve Volta.

On nous appelle donc Ivoiriens en référence aux défenses d’ivoire des éléphants qui peuplaient (et qui continuent de peupler) notre territoire. Mais on nous dit que nous ne voyons rien, en tant que tels, parce que les yeux des éléphants sont, non seulement trop petits, mais sont aussi profondément en retrait dans leur orbites, donnant ainsi l’impression que ces grands animaux hauts sur pattes regardent peut-être, mais sembleraient ne rien voir concrètement et ne rien distinguer devant eux.

Parallèlement, on dit de nous, Ivoiriens, que nous ne voyons pas plus loin que le bout de notre nez. Ce qui fait qu’en politique, Laurent Gbagbo est vu comme le seul leader qui a « ouvert les yeux aux Ivoiriens », par le langage de vérité qu’il tenait, depuis ses années d’opposant (1982-1999), jusqu’à ses années de pouvoir (2000-2011). Malgré cela, la connotation péjorative du nom d’Ivoirien nous colle à la peau : nous sommes toujours vus comme des individus crédules et naïfs, sans clairvoyance intelligente ni culture cartésienne (de remise en cause).

C’est pourquoi, nous voudrions proposer que notre identité nationale connaisse une transformation du qualificatif d’ »Ivoirien », qui deviendrait, alors, le nouveau qualificatif d’ »Ivoirois ». On pourrait ainsi ne plus nous appeler des « Ivoiriens », mais des « Ivoirois », c’est-à-dire, littéralement, les  « rois des ivoires » ou les « rois de l’ivoire ». Cette nouvelle appellation qui qualifierait si bien les Ivoiriens, aurait pour avantage linguistique d’introduire une nouvelle sémantique méliorative forgée, certes, dans le moule francophone (disons de la langue française), contrairement au changement de nom pour lequel la Haute-Volta a si courageusement opté sous le révolutionnaire chef d’Etat, Thomas Sankara, pour faire valoir un nom de terroir propre à la culture de ce pays digne et intègre.

L’éléphant et ses défenses d’ivoire, continuant à être le symbole emblématique de notre République de Côte d’Ivoire, le mieux que l’on pourrait souhaiter aux natifs, nationaux et originaires de ce pays, serait qu’ils soient désormais considérés, dans la mémoire collective, comme étant les rois de l’ivoire : les Ivoirois. Ainsi, en plus d’être un phonème généreusement valorisant dont pourrait se couronner notre peuple, tant dans son état-civil, que dans son subconscient, la nouvelle appellation d’ »Ivoirois » appelle à vivre les idéaux mêmes de l’hymne national de la Côte d’Ivoire. En effet, si tant est que nous sommes la Côte d’Ivoire (traduisons littéralement pour dire la côte des ivoires), pourquoi ne serions-nous pas, nous peuple de ce pays d’éléphants, les rois des ivoires de nos éléphants ?

La charge ou l’aura de cette appellation ne pourrait-elle pas rejaillir en bien sur notre comportement social, jusque-là alourdi par des a priori (c’est-à-dire des idées reçues) qui ont fini par nous flanquer la culture rétrograde d’individus-hommes-citoyens n’ayant pas un sens aigu des valeurs humaines d’intelligence et de perception cognitive ? Serions-nous désormais des « Ivoirois », que la Côte d’Ivoire serait vraiment devenue le pays des hommes avertis, aguerris, fiers d’être typiquement les rois d’un trésor de faune nationale : l’ivoire, qui signifie valeur de prestige et de défense. A la dimension des éléphants qui le portent si fièrement sur eux et dans leur chair, par leur marche majestueuse au sein de l’écosystème qui est le leur, l’ivoire qui nous identifierait ainsi, serait pour nous le vrai symbole du nationalisme et du patriotisme que nous éprouvons pour notre Terre d’éléphants.

RFI SYVAIN TAKOUEOn ne pourra plus trivialement dire de nous (surtout venant de nos voisins) que nous sommes « les Ivoiriens qui ne voient rien », mais des Ivoirois qui se font maîtres de leur destin et qui en sont tellement empreints, qu’ils sont prompts à le défendre ensemble, sans division ni conflits, comme les éléphants vivant en colonie, qui protègent leur vie communautaire grâce à ces défenses d’ivoire qu’ils ont et que fait royalement scintiller le soleil. Mais, nous  l’avons dit plus haut, c’est un débat qui mérite d’être lancé en Côte d’Ivoire. Tous les sociologues, ethnologues, linguistes, philosophes, écrivains, journalistes, archéologues, psychanalystes, hommes politiques (nous voulons dire les députés), etc., dont regorge notre pays dans son gisement d’intelligentsia, pourraient s’approprier  ce débat et faire monter une poussée d’influence intellectuelle sur la volonté politique qui, elle, est du ressort des dirigeants d’Etat dont c’est la prérogative.

En tout état de cause, l’idée de ce plaidoyer patriotique s’avérera têtue comme le sont les faits historiques : elle servira, aujourd’hui ou demain, de levain au pain béni de la liberté réelle qu’un peuple se donne de  déconstruire des agrégats de la francophonie pour reconstruire la partie dévalorisante de la belle langue française qui convient au qualificatif des nationaux de notre pays. Cela, en attendant qu’une révolution culturelle, peut-être comme celle que Mao Tse Toung inspira historiquement en Chine, ou mieux encore, qui soit adaptée à nos valeurs d’Ivoirois (rois de l’ivoire) et à notre système de pensée désormais « ivoiroise » (Ivoirien révolu), fasse jour dans nos consciences longtemps trempées et engluées dans l’inertie des civilisations importées.

Il faut donc cultiver son jardin (c’est-à-dire son pays) pour s’y sentir comme dans le meilleur des mondes. Mais pour notre Côte d’Ivoire, c’est l’appellation d’ensemble de son peuple, qu’il faut rejardiner pour que la langue française (mode de langage) nous décomplexe davantage de son passif historique, et que la francophonie ne résonne pas comme une lourde chaîne que traînent nos pieds, mais un « monde » de communication où chaque peuple qui s’y sent, exprime mieux ce qu’il est, en l’occurrence pour la Côte d’Ivoire, ses ivoirois : les rois de l’ivoire.

Sylvain Takoué,

Ecrivain ivoirien

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