Mort de Jacques Chirac, l’éternel conquérant : Chirac, une longue histoire

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Chirac et son Afrique

 L’ancien président de la République (1995-2007) Jacques Chirac est décédé le 26 septembre 2019 à l’âge de 86 ans. Il restera probablement dans l’histoire comme un président aux convictions inconstantes, un personnage haut en couleur animé de quelques fulgurances. Les Français avaient fini par s’attacher à cet homme pressé, plus secret qu’il ne le laissait paraître.

Tout doucement, il s’est éteint, après un lent déclin. À rebours de toute sa vie. Une vie tendue vers ces sommets qu’il lui fallait conquérir. Dans l’ascension, la camarde serait la seule marche traîtresse ; Jacques Chirac le savait si bien qu’il n’a jamais cessé de lui tourner le dos, passant son existence à célébrer la vie sans laisser le moindre temps au temps. Avalant les heures, engloutissant les jours, dévorant les ans. Jacques Chirac, bien avant d’être un destin, fut avant tout une nature, hors du commun s’entend.

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Cette fascinante voracité aura conduit nombre d’élus, de proches et d’experts en tout genre à s’interroger sur cette irrépressible boulimie qui, au fil d’une si longue carrière, ne fut pas seulement celle du pouvoir. Un tel appétit d’action au service de quel projet ? De quelle idée ? De quelle pensée ? De quel dessein ? C’est pour avoir laissé ces questions en suspens que Jacques Chirac restera probablement dans l’histoire comme un président aux convictions inconstantes, concepteur, un jour, d’un « travaillisme à la française », avant de prendre l’habit de thuriféraire d’un « thatchérisme » assez peu tempéré. On le retrouvera, peu après, en héraut d’une « autre politique », pourfendeur de la « fracture sociale », pour finir en pilote d’une nouvelle embardée libérale.

Se relevant cent fois, alors qu’on le croyait à tout jamais à terre

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Cette versatilité idéologique n’aura pas empêché les Français de se reconnaître en cet homme épannelé dans le granit de Corrèze, au point de faire de lui le premier d’entre eux par deux fois. Jacques Chirac a pu plaire autant que déplaire. Sans doute a-t-il, le moment venu, su jouer d’un contact réputé facile, d’une manière de proximité instinctive, d’une expression sans affectation, d’une image fleurant son terroir, pour complaire à des citoyens tout à la fois ennemis irréductibles de la tentation monarchique et tous plus ou moins fiers descendants de lignées paysannes.

Mais Jacques Chirac a aussi atteint des sommets dans le désenchantement, coiffant sur le poteau de l’impopularité présidentielle ses deux prédécesseurs, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand. « Les Français n’aiment pas mon mari », constatait Bernadette Chirac au lendemain de la seconde défaite présidentielle de son époux, en 1988, elle-même médusée d’en arriver à une conclusion aussi peu rationnelle. Preuve peut-être qu’elle était, elle-même, déroutée par une boussole chiraquienne en proie au désordre magnétique.

Déroutée, comme les Français notamment à l’époque, par l’impétuosité d’un homme capable de gagner, non sans panache, des batailles réputées perdues, mais aussi de rendre piteusement les armes dans des combats qu’il ne pouvait a priori perdre. Se relevant cent fois, alors qu’on le croyait à tout jamais à terre. En 2005, on le voit ainsi quitter le Val-de-Grâce, une semaine après avoir été hospitalisé pour un accident vasculaire cérébral, le sourire aux lèvres et la fleur au fusil. « Maintenant, je vais rentrer chez moi et reprendre mes activités, déclarait-il, martial, à la sortie de l’hôpital militaire. Les médecins m’ont recommandé pendant une semaine d’être raisonnable et je serai autant que possible raisonnable, car je suis quelqu’un de discipliné. »

Hédoniste en diable

Jacques Chirac 15 novembre 2002 Palais lElysee Paris
Portrait du président Jacques Chirac pris le 15 novembre 2002 au Palais de l’Elysée à Paris. AFP PHOTO PATRICK KOVARIK / AFP PHOTO / PATRICK KOVARIK

Mais le « malade malgré lui » devait encore convaincre, trouver les mots pour prouver que le Jacques Chirac victime d’un « petit accident » restait le Jacques Chirac de toujours, indestructible, animal. Quitte à forcer le trait, frisant l’incongruité, après une semaine de doutes et d’interrogations sur son état de santé réel : « Pour ne rien vous cacher, je commençais à avoir hâte de sortir, confiait-il. Je commençais à trouver le temps long, surtout à l’heure du déjeuner, que je suis très content maintenant d’aller prendre… »

Hédoniste en diable, voilà l’image légère et insoucieuse que Jacques Chirac souhaitait donner de lui-même. Un bon vivant pour qui « la mort n’est pas un sujet de méditation », comme il le confessait dans une courte autobiographie inédite (1). Un homme qui aime à s’attabler, pour s’attaquer à quelque plat forcément roboratif, arrosé de préférence d’une bière. Jacques Chirac aura beaucoup joué à afficher cette façade, sinon grossière, du moins rudimentaire. Au point que ses proches se sont souvent appliqués à corriger l’impression générale, pour y apporter quelques touches plus subtiles : sa passion ancienne pour la poésie, japonaise en particulier, son érudition cachée en matière d’arts premiers, auxquels il aura finalement dédié un musée national. Mais ses appétences culturelles n’en feront jamais pour autant un contemplatif en puissance.

Dans un livre-entretien publié en 2001 (2), Bernadette Chirac racontait : « Pour lui, on ne doit jamais être fatigué, ni avoir mal nulle part. (…) S’il a un grand souci, il va se coucher en disant : “Demain matin, j’y verrai plus clair.” Et il dort. Moi, je ne dors pas. C’est la différence entre nous. Mon mari dort, quoi qu’il arrive. »

LES PREMIERS PAS : DE LA CORRÈZE NATALE À L’ENA (1932-1962)

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Cette inépuisable ardeur, souvent incontrôlée, restera comme l’un des traits dominants du tempérament chiraquien. Très tôt apparu, si l’on en croit le journal intime prêté à celle qui fut une amie très proche de Marie-Louise Chirac, la mère du petit « Jacky ». Marguerite Basset raconte (3), à partir de 1937, le voisinage, d’abord géographique puis amical, entretenu avec le couple Chirac, tout droit venu de Clermont-Ferrand, s’installant cette année-là à Neuilly.

Jacques est né le 29 novembre 1932 et n’a pas encore tout à fait 5 ans lorsqu’il découvre la rue Jean-Mermoz. Marguerite Basset rapporte que Marie-Louise voit en lui « l’enfant du miracle ». Il est vrai que sa naissance tient pour le moins d’un extraordinaire retournement de fortune. Qu’on en juge : Marie-Louise, qui a épousé un certain Abel Chirac en 1921, met au monde l’année suivante une petite Jacqueline qui meurt quelques mois plus tard d’une bronchopneumonie fulgurante. La mère, accablée par cette disparition brutale, sombre dans la maladie et finit par contracter une septicémie qui oblige les médecins à pratiquer une ligature des trompes. Marie-Louise est condamnée à ne plus avoir d’enfant et pourtant, dix ans plus tard, elle donne naissance à Jacques.

Un fils aux initiatives fantasques

Voilà donc l’enfant roi, chéri, choyé, protégé jusqu’à l’obsession. Marie-Louise n’a d’yeux que pour lui, au point que son mari lui en fait reproche. Dans son journal, Marguerite note que Jacques se montre « coléreux et impatient ». En vérité, l’enfant doit faire non sans mal son chemin entre un amour maternel envahissant et une autorité paternelle inflexible. Abel Chirac, qui est administrateur de sociétés, jugera longtemps son fils trop influençable. Et ce radical-socialiste, fils d’un ancien directeur d’école à Brive-la-Gaillarde, qui n’aime rien tant que planter ses couverts dans un bon jarret de veau, veut faire de son fils un homme sûr de lui, prêt à surmonter l’hostilité des temps. Marguerite Basset rapporte un jour de 1939 les propos d’Abel au sujet de « Jacky » : « Le petit devra affronter un monde de loups et, s’il veut survivre, il lui faut apprendre à mordre ! » Le jeune Jacques n’a alors que 7 ans.

Dans les années qui suivront, et surtout après les longs mois de guerre passés sur les terres familiales de Corrèze, à Sainte-Féréole, Abel Chirac, lequel, entre-temps a changé de prénom pour se faire appeler François, ne cessera de contrecarrer les initiatives parfois fantasques de son fils. En 1949, Jacques, élève au lycée Louis-le-Grand à Paris, obtient son baccalauréat. Il se sent une vocation plutôt littéraire ou, à la rigueur, ferait bien médecine ? Qu’importe, son père en a décidé autrement : il fera « math sup ».

L’année suivante, Jacques se laisse embarquer par quelques copains pour faire signer, dans la rue, le fameux « appel de Stockholm » contre la prolifération nucléaire, lancé par le communiste Frédéric Joliot-Curie et le Mouvement mondial pour la paix. La même année, on l’a vu vendre « L’Humanité » dans la rue de Vaugirard.

Bernadette, « un point fixe » dans la vie de Jacques

Mort de Jacques Chirac, l’éternel conquérant : Chirac, une longue histoire et bernadette LEDEBATIVOIRIEN.NET
Le 17 mars 1956, le jour de leur mariage, Jacques CHIRAC, qui s’apprête à entrer à l’ENA (Ecole Nationale d’Administration), et Bernadette CHODRON DE COURCEL de son nom de jeune fille posent côte à côte.

Abel-François apprécie moyennement l’engagement de son rejeton et ne voit pas d’un mauvais œil qu’il s’éloigne quelques semaines à bord d’un cargo. Embarquement à Dunkerque. Mais le « pilotin » Chirac prend goût à ces pérégrinations maritimes et fait savoir à ses parents qu’il sera finalement capitaine au long cours plutôt que polytechnicien. Là encore, Abel-François veille et s’oppose fermement à toute candidature au concours de l’École de la marine marchande. Jacques obéira, mais, au lieu de Polytechnique, il choisira l’Institut d’études politiques de Paris.

C’est là, dans cette « école de glandeurs », pour reprendre l’expression que Marguerite Basset met dans la bouche d’Abel-François Chirac, que Jacques rencontre Bernadette, une Chodron de Courcel, héritière d’une grande famille propriétaire des manufactures de porcelaine de Gien (Loiret). Cette amitié ravit la famille de Jacques qui voit déjà les perspectives d’une promotion sociale inespérée. L’épousera, l’épousera pas… Jacques, qui est parti passer l’été aux États-Unis, où il s’est inscrit à la Summer School de Harvard, s’est trouvé là-bas une « fiancée ». Cette fois, c’est sa mère, Marie-Louise, qui va mettre le holà. Bernadette passe pour être, dans la vie de Jacques, « un point fixe ». Et le jeune homme, du moins aux yeux de son entourage, a manifestement besoin d’un amer solidement ancré.

En 1954, l’affaire est donc entendue ; il se fiance à Bernadette qu’il épousera deux ans plus tard, avant la naissance de Laurence, en 1958, et celle de sa seconde fille, Claude, en 1962. On croit alors le jeune Jacques en orbite pour mener une honorable carrière de haut fonctionnaire. Après avoir brillamment réussi Sciences-Po, où il a notamment croisé Michel Rocard, il décide en effet de préparer l’ENA. Mais c’est oublier un peu vite que, rue Saint-Guillaume, l’étudiant s’est fait un surnom : l’hélicoptère. On imagine aussitôt le tourbillon des pales et le vacarme d’un rotor de Gazelle. Une vie de préfet de la Corrèze, comme l’imaginait déjà son épouse Bernadette ? Ce sera sans lui !

Entrée à l’Hôtel Matignon

president Republique Francois Mitterrand premier ministre Jacques Chirac Mont Valerien 1987

En 1956, il fait son service et se porte volontaire en Algérie. Jacques Chirac se découvre alors une passion pour la chose militaire, au point, selon l’un de ses amis d’enfance, Michel Basset, le fils de Marguerite, d’envisager d’abandonner l’ENA. Il n’en fera finalement rien. Et, en 1959, il sort dixième de la promotion Vauban. Ce n’est qu’en 1962, sous la présidence de De Gaulle, après un bref passage à la Cour des comptes, qu’il entrevoit ce qui pourrait être une carrière politique. Jacques Chirac fait son entrée à l’Hôtel Matignon, au cabinet de Georges Pompidou.

Rien là de prémédité. Bernadette Chirac l’a toujours dit : « Sa décision (de faire de la politique, NDLR) m’a fait l’effet d’une douche froide, raconte-t-elle dans sa Conversation avec Patrick de Carolis. Comme disait papa : “La politique n’était vraiment pas dans le contrat de mariage !” (…) Je devinais bien qu’en s’engageant dans cette voie, mon mari allait m’échapper, qu’il serait parti tout le temps, sans cesse sollicité. »

LA LONGUE MARCHE VERS LE POUVOIR (1963-1981)

Bernadette Chirac ne s’était pas trompée. D’autant que son époux séduit aussitôt le premier ministre, qui ne cache pas son affection pour ce grand jeune homme un peu dégingandé prêt à dépenser l’énergie dont il est abondamment doté. Georges Pompidou l’appelle déjà « le Bulldozer ». À l’Assemblée nationale, les huissiers le gratifient du sobriquet de « Fend la bise ». Cette fois, Jacques Chirac a trouvé son terrain de conquêtes. Il ne sera ni capitaine au long cours ni militaire, mais il lui faudra l’opiniâtreté du premier et le sens tactique du second pour mener à bien sa carrière d’homme politique.

« Personne ne croyait au succès de Chirac, sauf lui »

CCHIRACIl commencera modestement avec un mandat d’élu municipal de Sainte-Féréole, le berceau familial. Mais la vie municipale ne suffit pas à son bonheur et il accepte bien vite de se lancer dans la campagne législative de 1967. L’opération, qui a pour nom de code « jeunes loups », peut commencer. Le « Bulldozer » en sera, bien sûr, avec Bernard Pons ou encore Pierre Mazeaud, compagnons de toujours. Pour ces jeunes hommes aux dents longues, la feuille de route tient en quelques mots : gagner l’ingagnable, c’est-à-dire ravir le Sud-Ouest à la gauche.

Et Chirac l’emporte, alors même que le score national n’est guère brillant pour la majorité. Dans un témoignage laissé aux archives de la Fondation Georges-Pompidou, un ancien conseiller technique attaché à Matignon en 1967, Olivier Philip, raconte : « Personne ne croyait au succès de Chirac, sauf lui »… Ce fauteuil arraché en Corrèze, qu’il conservera jusqu’en 1995, lui vaudra en tout cas aussitôt un portefeuille à Paris. À 35 ans, il devient secrétaire d’État aux affaires sociales. Georges Pompidou sait qu’il peut compter sur lui, même s’il le trouve, toujours selon Olivier Philip, « quelquefois un peu trop impétueux, réagissant parfois trop vite, sans prendre le temps de la réflexion ».

Il n’empêche. Chirac s’impose. En 1968, c’est à lui et à Édouard Balladur, alors conseiller à Matignon, que le premier ministre confie le soin de négocier. Ils obtiendront ensemble les fameux accords de Grenelle, qui prévoient non seulement une augmentation de 35 % du smig, mais aussi une baisse du temps de travail à 40 heures par semaine… Dans les salles de l’hôtel du Châtelet, des accords ont été signés, et une complicité, pour ne pas dire une amitié, est née, qu’une bataille pour le pouvoir anéantira trente ans plus tard.

Le choix de se rallier à Valéry Giscard d’Estaing

president Republique Francois Mitterrand premier ministre Jacques Chirac Mont Valerien 1987
AFP PHOTO PHILIPPE BOUCHON

En attendant, Jacques Chirac passe pour l’étoile montante du gouvernement Pompidou. Durant les six années qui suivront, il multipliera les expériences ministérielles, en particulier sous la présidence de Georges Pompidou, élu en 1969, des finances à l’agriculture, où il fera merveille avec son art consommé du « parler vrai ». Toutefois, en 1974, la mort brutale de Georges Pompidou bouleverse la donne. Jacques Chirac choisit, contre toute attente, de ne pas faire le jeu de son propre camp. Au lieu de soutenir le candidat de l’UDR, l’ancien premier ministre Jacques Chaban-Delmas, il se rallie au libéral Valéry Giscard d’Estaing.

Parce que, prétend-il alors, la candidature de VGE lui semble la plus à même de rassembler la majorité. En réalité, ce choix cache d’autres enjeux, d’autres calculs. Jacques Chirac a été très affecté par le décès de Georges Pompidou et considère, dit-il, comme un devoir de lui rester « fidèle ». Or, l’ancien chef de l’État n’appréciait guère la politique menée par ­Chaban, au point de lui avoir demandé sa démission de l’Hôtel Matignon en 1972. Si Georges Pompidou n’était pas convaincu par les mérites de la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas, pourquoi lui, Jacques Chirac, se commettrait-il à prêter main-forte à celui qui n’eut pas l’heur de plaire à son mentor ?

Ce sera donc Valéry Giscard d’Estaing. Quitte à assumer l’accusation de « traîtrise » venue du camp gaulliste. Jacques Chirac n’en a cure. Ou disons plutôt qu’en coulisse, deux « dei ex machina » s’activent pour faire accroire à notre homme qu’une bonne félonie vaut mieux qu’un mauvais soutien. Il s’agit de Marie-France Garaud et Pierre Juillet, tous deux anciens conseillers de Georges Pompidou, qui se sont fait une spécialité dans le maniement des fils de marionnette. Faiseurs de roi, princes de lacombinazione, ils s’épanouissent et donnent leurs meilleures fleurs à l’ombre du pouvoir.

Sept ans de conquête 

Jacques Chirac est une proie rêvée : il a de l’ambition pour trois, et se révèle être un élève plutôt discipliné. En 1974, le calcul consiste à faire du « chouchou » de Pompidou le chef de file naturel et incontesté des troupes gaullistes. Et pour cela, il faut d’abord barrer la route à Jacques Chaban-Delmas. Ce sera chose faite le 19 mai 1974. Valéry Giscard d’Estaing l’emporte sur François Mitterrand, avec 50,81 % des voix. Le nouveau chef de l’État ne se montre pas ingrat et nomme aussitôt son précieux allié premier ministre.

Sept ans de conquête ! Qui auront vu Jacques Chirac passer d’un petit secrétariat d’État aux affaires sociales au prestigieux Hôtel Matignon, où les locataires, une fois installés, ne songent généralement plus qu’à une chose : traverser la Seine et changer d’adresse. Jacques Chirac ne fait pas exception. Assez vite les relations avec Valéry Giscard d’Estaing se délitent. Le chef de l’État est omniprésent, décide de tout, communique à tout va, et, pour tout dire, ne laisse guère d’espace à son premier ministre. L’animal ronge son frein et finit par rompre le mors. Le 25 août 1976, il claque la porte et déclare à sa sortie de l’Élysée où il vient de remettre sa démission : « Je ne dispose plus des moyens que j’estime nécessaires pour assumer efficacement mes fonctions. » Un coup d’éclat inouï. Le départ brutal de Jacques Chirac restera l’unique cas de démission d’un premier ministre de son propre chef.

Que reste-t-il alors de la puissance de frappe gaulliste ? Pas grand-chose

Jacques Chirac 15 novembre 2002 Palais lElysee Paris
Portrait du président Jacques Chirac pris le 15 novembre 2002 au Palais de l’Elysée à Paris. AFP PHOTO PATRICK KOVARIK / AFP PHOTO / PATRICK KOVARIK

Jacques Chirac n’aura d’ailleurs pas peu contribué à ce champ de ruines. Il lui faudra donc reconstruire s’il veut encore prétendre à la charge suprême. Mais, cette fois, il entend revenir aux affaires avec la puissance d’un rouleau compresseur. À 44 ans seulement, il commence par reprendre en main l’UDR qu’il transforme en RPR. Le voilà doté d’une « armée » en ordre de marche, à la tête de laquelle il entend défendre « les valeurs gaullistes » au service d’un « véritable travaillisme à la française ». Un seigneur de la guerre ne saurait se passer d’un fief ; ce sera la mairie de Paris, conquise en mars 1977. La machine est en route ; le chemin sera plus long que prévu. Pendant toutes ces années, tous les efforts déployés, politiques, tactiques et financiers, tendront vers le même objectif : installer Jacques Chirac au palais de l’Élysée.

Jacques Chirac, gaulliste et pragmatique

Mais la longue marche chiraquienne n’évitera pas tous les écueils. L’impatience est souvent mauvaise conseillère. Surtout lorsqu’elle est attisée par un entourage incontrôlé. Le président du RPR se précipite tête baissée dans un fiasco européen, après avoir accepté de faire sien un texte attribué en réalité aux fameux et toujours omnipotents Pierre Juillet et Marie-France Garaud.

Nous sommes en décembre 1978. Alors que se profilent les toutes premières élections au suffrage universel des députés européens, Jacques Chirac lance un appel depuis l’hôpital Cochin où il a été admis après un accident de voiture. Un véritable brûlot qui dénonce « l’inféodation de la France ». Et encore ce « parti de l’étranger » qui « est à l’œuvre ». Cette outrance lui coûtera cher. Pour la liste RPR, les élections européennes sont un fiasco. Cette fois, des têtes tombent, celles de Pierre Juillet et Marie-France Garaud.

Jacques Chirac se rapproche alors d’Édouard Balladur. C’est avec lui qu’il préparera l’élection présidentielle de 1981. Avec, pour cette première tentative, un premier échec. Le chef de file du RPR est éliminé dès le premier tour, et fait faux bond à Giscard qu’il soutient du bout des lèvres en faisant part simplement de son intention « à titre personnel » de voter pour le chef de l’État sortant. On connaît la suite. Sur la route chiraquienne, on compte désormais une nouvelle sortie de route : la victime s’appelle Valéry Giscard d’Estaing.

DE LA COHABITATION À LA VICTOIRE (1982-1995)

Pour Jacques Chirac, en tout cas, la voie est enfin libre. C’est d’ailleurs lui que François Mitterrand désignera pour prendre les rênes à Matignon après l’échec de la gauche aux élections législatives en 1986.

Pourtant, cette première cohabitation, à laquelle Jacques Chirac s’est résolu, pressé par son « ami » Édouard Balladur, tourne au cauchemar. « Le travaillisme à la française » n’est manifestement plus qu’un lointain souvenir et le tournant très libéral qu’amorce alors le premier ministre, inspiré par le thatchérisme à l’œuvre de l’autre côté de la Manche, déroute très vite les Français. Suppression de l’autorisation administrative de licenciement, suppression de l’impôt sur les grandes fortunes, privatisations à tout va, réforme des universités… Ce dernier projet soulève un mouvement de contestation d’une ampleur inattendue. Les manifestations étudiantes s’enchaînent, jusqu’au jour où un jeune homme, pris à partie par des forces de police, décède. La mort de Malik Oussekine déstabilise le gouvernement Chirac.

Contre François Mitterrand, deuxième essai, nouvel échec 

Une nouvelle annus horribilis attend le premier ministre. Avec notamment un krach boursier qui restera dans les annales financières. Jacques Chirac doit aussi compter avec François Mitterrand, qui ne mégote pas son temps pour mener subtilement le jeu du chat et de la souris. Dans le rôle du petit rongeur chahuté par le grand félin, Chirac terminera exsangue. Deuxième essai, nouvel échec : l’élection présidentielle de 1988, qui se joue sur fond de tragique affrontement en Nouvelle-Calédonie, voit le retour triomphal de celui qui se laisse complaisamment surnommer « Tonton ». Jacques Chirac gardera de cet épisode un souvenir particulièrement cuisant.

Nombre de ses proches pensent alors que l’homme ne s’en relèvera pas. D’autant que sa fille aînée, Laurence, atteinte d’anorexie mentale depuis l’âge de 15 ans, traverse quelque temps plus tard une passe difficile. C’est à ce moment-là que la plus jeune, Claude, décide de se rapprocher de son père pour travailler avec lui. Jacques Chirac aura bien besoin de toute l’énergie et de toute l’affection de sa cadette pour surmonter les nouvelles épreuves qui l’attendent.

Car, cinq ans plus tard, c’est le retour à la case départ, avec des élections législatives qui redonnent la majorité à la droite. 1993, nouvelle cohabitation avec François Mitterrand. Jacques Chirac, qui a déjà perdu quelques plumes dans la précédente aventure, n’entend pas y laisser ses ailes. C’est Édouard Balladur qui s’y collera.

Candidat pour la troisième fois de sa carrière

Plus rond, plus souple et sans doute aussi plus matois, le nouveau premier ministre réussit plutôt bien à imposer un style, le sien. Au point de laisser s’installer l’idée que le candidat naturel à la prochaine élection présidentielle de 1995, c’est lui et nul autre. Le « traître » de 1974 se retrouve ainsi, vingt ans plus tard, trahi à son tour, qui plus est par l’homme qu’il faisait passer jusque-là pour « un ami de trente ans ».

Jusqu’en février 1995, les intentions de vote en faveur d’Édouard Balladur talonnent celles de Lionel Jospin, reléguant celui qui est candidat pour la troisième fois de sa carrière au rôle de challenger. Mais Jacques Chirac, en vieux crocodile du marigot politique, jette toutes ses forces dans la bataille, fait donner ses derniers grognards sur le thème de la fracture sociale.

Où donc est-il allé puiser l’énergie suffisante pour remonter un tel courant ? C’est encore sa femme qui en parle le mieux : « Dans les batailles politiques, certains finissent par baisser les bras. Lui jamais. Il avance, il ne lâche rien. Dieu sait s’il y a eu des moments difficiles. Mais c’est un guerrier. Il a toujours rebondi. » Et en 1995, le rebond est spectaculaire, puisque Jacques Chirac, parti de 12 % des intentions de vote en décembre 1994, termine cinq mois plus tard avec 52,64 % des voix. Mieux que Valéry Giscard d’Estaing en 1974 (50,81 %) et que François Mitterrand en 1981 (51,76 %).

LE SOMMET (1995-2007)

Mieux qu’une consécration, c’est un aboutissement. L’Élysée, après en avoir tant rêvé ! Même si la  droite se retrouve une nouvelle fois en piteux état, avec ses cohortes de « balladurisés » – Pasqua, Sarkozy, et tant d’autres – renvoyés à leurs chères études, l’heure n’est pas au bilan des dommages collatéraux. Depuis l’hôtel de ville de Paris, sitôt connus les résultats, Jacques Chirac s’adresse aux Français : « Notre bataille principale a un nom : la lutte contre le chômage. Les remèdes classiques ont fait long feu. Il faut une nouvelle approche, de nouvelles méthodes. »

On s’attend alors à le voir choisir un premier ministre qui incarnera à lui seul la priorité sociale, prêt à lancer un vaste plan Marshall pour l’emploi. Certains voyaient bien Philippe Séguin, dont beaucoup ont salué le rôle décisif dans la campagne. Ce sera Alain Juppé, le proche parmi les proches, le fils politique, l’héritier, le dauphin, rien de moins que « le meilleur d’entre nous », selon la formule du nouveau président.

Avec lui, Jacques Chirac s’offre le confort d’une cohabitation douce et complice, à rebours de ce qu’il a enduré avec François Mitterrand. Mais, avec lui, le chef de l’État prend aussi le risque d’une politique plus réaliste qu’héroïque, plus libérale que sociale. Plan Marshall il n’y aura donc pas : la loi relative aux mesures d’urgence pour l’emploi, adoptée en août, prévoit essentiellement des allégements de charge pour les entreprises.

Au milieu des années 1990, Jacques Chirac n’a jamais été aussi seul

Le tandem à la tête de l’exécutif a déjà mangé son pain blanc lorsque le projet de réforme de la Sécurité sociale paralyse une bonne partie de la France. Le texte propose, entre autres, d’appliquer aux salariés du secteur public le même traitement que pour les salariés du privé et de passer de 37,5 à 40 ans de cotisation avant la retraite. À ce projet s’ajoute un plan de fermetures de gares et de lignes SNCF. Grèves et manifestations s’enchaînent.

Pour le chef de l’État et surtout pour le premier ministre, qui multiplie les maladresses en refusant d’abord de quitter l’appartement de la Ville de Paris qu’il occupe avec sa famille, malgré la polémique sur le loyer sans rapport avec le marché, puis en renvoyant la quasi-totalité des femmes de son gouvernement, la fin de l’année a des tons de crépuscule. La contestation au sein de la majorité enfle au fil des semaines. Les élus de la majorité réclament une tête, celle d’Alain Juppé, un « fusible » que le chef de l’État refusera longtemps de faire sauter.

Jacques Chirac et la responsabilité de l’État français dans la Shoah

cropped soro chiracMais qu’est-il donc arrivé au Jacques Chirac, qui paraissait, il y a seulement quelques mois, tellement en phase avec le pays ? La réalité, c’est qu’après trente années de luttes sans merci pour la conquête du trône, le roi est nu. En ce milieu des années 1990, Jacques Chirac n’a jamais été aussi seul : il a écarté pour un long moment ceux qui avaient eu l’impudence de miser sur l’écurie balladurienne, et réussi à mécontenter les piliers de sa campagne présidentielle, Alain Madelin sur son aile libérale, et Philippe Séguin sur son aile sociale. Au palais de l’Élysée, Jacques Chirac ne jure plus que par Alain Juppé, qui s’asphyxie dans les abysses des sondages, et Dominique de Villepin, qui ne trouve rien d’autre à conseiller que de dissoudre l’Assemblée nationale. En 1997, les élections législatives anticipées ramènent la gauche au pouvoir.

Le premier septennat chiraquien aura duré très exactement vingt-cinq mois… Tout est à refaire. Le chef de l’État a devant lui cinq ans de cohabitation pour revenir dans la course présidentielle. Non pas que la situation politique lui convienne en tous points, mais il sait, mieux que tout autre, qu’elle peut lui être favorable, comme elle le fut autrefois pour un autre sortant, en l’occurrence François Mitterrand.

L’affaire de la « cassette Méry »

Alors, passé un moment d’étourdissement, il se remet à l’ouvrage, réactivant des réseaux, multipliant les commandes de « notes » pour alimenter un futur « programme ». Dès le mois de mai 2000, Jérôme Monod, l’ancien PDG de la Lyonnaise des Eaux, est nommé conseiller auprès de Jacques Chirac, qu’il connaît depuis de longues années. Mission : arpenter l’Hexagone, visiter les arrière-cuisines de toutes les fédérations, de toutes les sections des partis susceptibles de rallier Chirac le moment venu. Bref, rompre l’isolement fatal de 1995.

Ce n’est pourtant pas le travail de terrain entrepris deux ans avant l’échéance présidentielle qui permettra à Jacques Chirac de renouveler son bail au palais de l’Élysée. D’autant moins que le début des années 2000 aura été fertile en déboires judiciaires qui affecteront plus ou moins le président de la République. Avec d’abord l’affaire de la « cassette Méry », du nom d’un ancien promoteur immobilier, dans laquelle celui-ci révélait la mise en place dans les années 1980 d’un système de trucage des marchés publics parisiens à des fins de financement politique. Jean-Claude Méry mettait particulièrement en cause Jacques Chirac, qui se retranche derrière l’immunité présidentielle pour refuser toute confrontation avec la justice.

L’affaire Méry ? « Une histoire abracadabrantesque », tranche le président de la République. En 2001, c’est une affaire de voyages payés en liquide qui vise Jacques Chirac et sa fille. Mais, là encore, le chef de l’État élude, et prédit que tout cela finira par faire… « pschitt ». Le président de la République échappera ainsi à toute mise en cause directe dans quelque affaire que ce soit – les emplois fictifs du RPR ou les marchés publics d’Île-de-France.

Non, décidément, la vaste entreprise de labourage électoral pour convaincre les Français ne suffira pas. Il faudra compter avec la faute de l’ennemi. Et de ce point de vue, Jacques Chirac n’a jamais été mieux servi que par ses adversaires. La « traîtrise » d’Édouard Balladur en 1995 lui avait valu la compassion sinon l’affection d’une partie de l’opinion ; en 2002, c’est l’« arrogance » de Lionel Jospin, voyant en Jacques Chirac « un homme usé, vieilli et passif », qui lui vaut un retour en grâce. Les divisions de la gauche feront le reste. Au premier tour, il obtient 19,8 % des voix, soit un score légèrement inférieur à celui de 1988… Mais cette fois, le second tour l’oppose à celui qui n’a pas la moindre chance de l’emporter : Jean-Marie Le Pen.

En 2002, score inimaginable de 82,2 % des voix au second tour de la présidentielle

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Jacques Chirac gagne donc le second tour dès le premier tour. Avec le score inimaginable de 82,2 % des voix. Le président de la République a convaincu les « républicains » de droite comme de gauche, qui lui savent gré d’avoir, au moins publiquement, toujours refusé le moindre accord avec le Front national. Ce qui n’empêche pas certains de garder le souvenir de certains propos fâcheux tenus par le même Jacques Chirac au début des années 1990 sur l’immigration, lorsque le FN améliorait ses scores à chaque nouveau scrutin : il évoque alors « le travailleur français qui travaille avec sa femme et qui ensemble gagnent environ 15 000 francs, qui voit sur le palier (…) une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses et une vingtaine de gosses et qui gagne 50 000 francs de prestation sociale sans naturellement travailler… Et si vous ajoutez à cela le bruit et les odeurs, eh bien, le travailleur français sur le palier, il devient fou. »

Curieuse ambiance pour ce second mandat présidentiel, dont on pense alors qu’il aura pour vocation première de ressouder la nation, de colmater les brèches nationales après le séisme d’avril. Or, Jacques Chirac, après avoir nommé Jean-Pierre Raffarin à Matignon, tourne le dos à la scène nationale pour courir le vaste monde. Il y gagnera quelques galons, notamment lors de la crise avec les États-Unis sur la question irakienne. Mais l’échec patent du gouvernement sur la question de l’emploi lui reviendra comme un boomerang lors des échéances électorales de 2004 : aux élections régionales, la droite perdra la quasi-totalité des régions qu’elle détenait jusqu’alors.

Le « non » au référendum sur le projet de Constitution européenne

Un premier revers, suivi d’un second, l’année suivante, avec le « non » au référendum sur le projet de Constitution européenne. Cette fois, Jacques Chirac ne peut pas négliger l’avertissement politique et congédie Jean-Pierre Raffarin pour placer aux commandes un homme qui présente le double avantage d’être à la fois « un fidèle » et « un tueur » : Dominique de Villepin. C’est lui qui est chargé de déminer le dossier de l’emploi, mais aussi et surtout de dégager la route présidentielle de 2007. Autrement dit, de décrédibiliser la candidature de Nicolas Sarkozy, l’homme à abattre.

À qui profitera la voie libre ? C’est la question à laquelle se soustraira longtemps Jacques Chirac, affaibli par le « non » européen et son hospitalisation la même année pour un accident vasculaire cérébral.

Bernadette Chirac, qui, au fil des ans, a manifestement pris goût aux fureurs de la bataille auprès de son « guerrier » de mari, lançait crânement à l’automne 2005 : « Les Chirac ne sont pas morts. » Éternels conquérants… Quarante ans de carrière politique n’auront pas étanché cette soif dont parlait si bien Napoléon, à qui Jacques Chirac a été souvent comparé : « Une puissance supérieure me pousse à un but que j’ignore ; tant qu’il ne sera pas atteint je serai invulnérable, inébranlable ; dès que je ne lui serai plus nécessaire, une mouche suffira pour me renverser. »

AVEC LA CROIX- Florence Couret

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