Abidjan: Union et division autour du ministre Hamed Bakayoko

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A Abidjan, l’enquête des deux journalistes nigérian et belge, Nicholas Ibekwe et Daan Bauwens, continue de faire parler. Le ministre de la Défense qui s’est senti visé a prestement réagi en opposant ses états de service, selon lui,  sans anicroche et  en annonçant une plainte contre les auteurs de l’article et les relais. Du coup, l’on n’en sait strictement rien sur la défense du ministre sur le fond de l’article, surtout que  toutes les parties citées s’étaient par ailleurs conformées à la règle de l’omerta, comme dans la tradition mafia où le silence est toujours la règle d’or.

Hamed et sa voitureReste cependant que certains des faits évoqués ont déjà fait l’objet de couverture dans la presse ivoirienne comme l’emprisonnement du parrain local, un Nigérian, connu sous le nom de John, propriétaire de somptueuses propriétés dans la ville d’Abidjan. Le responsable de la pizzaria Margharita également a été écroué et son arrestation a fait l’objet de compte-rendu dans la presse. Et, par-delà tout, les fumoirs se sont démultipliés ces dernières années dans le pays ainsi que les enfants criminels appelés « microbes »

La drogue est-elle une fiction en terre ivoirienne ?

Au lendemain de la publication de l’article de deux journalistes d’investigation étrangers sur l’impact de la drogue sur l’Afrique de l’ouest, le gouvernement enregistre le soutien d’une partie de la presse locale. Le directeur général de l’Eléphant Déchaîné, un hebdomadaire satirique ivoirien,  a fait un article aux accents patriotiques prononcés sur les réseaux sociaux pour  expliquer qu’il ne peut pas soutenir que des journalistes écrivent des informations erronées contre son pays.

zie coulibalay sensibilise a aboboZié Daouda Coulibaly Péwélégnan, député de Yopougon et fondateur de la Fondation Espérance du RHDP a apporté lui aussi un soutien au Premier ministre par intérim en soulignant devant la population d’Abobo que « la déstabilisation du maire et ministre de la Défense ne passera pas. Ses ennemis et jaloux échoueront. Il a le soutien du RHDP et de la jeunesse parce qu’il est homme humble et bien. Le Député de la nation Zié Coulibaly que je suis lance un appel  à la mobilisation de toute la jeunesse et du gouvernement devant ces attaques contre le ministre Hamed Bakayoko« .

La plupart des confrères qui prennent le parti du gouvernement estiment en effet que le fait qu’aucune des parties citées dans l’article n’ait pris soin de répondre aux deux journalistes est la preuve que l’enquête a été bidouillée pour déstabiliser le ministre de la Défense, Hamed Bakayoko qui assume, depuis début mai, l’intérim du Premier ministre malade et soigné en France. Le concerné s’est d’ailleurs fendu d’un communiqué pour y dénoncer une orchestration politicienne dont l’objectif n’échappe à personne.

Drogue et microbes

Hamed et sa femme  Alors, la drogue est-elle une fiction dès qu’on la transpose en Côte d’Ivoire ? Très peu de journalistes qui estiment que les informations des deux journalistes d’investigation sont fausses ne répondent pas à cette question qui est pourtant la trame du débat avec la démultiplication, ces dernières années, des fumoirs à travers le pays. Et si nul ne connait le nombre exact de fumoirs qui existent en Côte d’Ivoire, leurs chroniques emplissent en revanche régulièrement les colonnes de la presse à l’occasion de descentes policières généralement éventées avant l’heure ou d’agressions brutales de civils par des jeunes généralement  sous l’emprise de la drogue.

Ces jeunes qu’on appelle « les microbes », un terme désignant des enfants criminels, ont une histoire qui rappelle la guerre de 2011, à l’occasion de la crise postélectorale. Ces derniers ont en effet été incorporés dans les milices acquises à la cause d’Alassane Ouattara. Ils servaient d’informateurs aux soldats de l’armée rebelle et signalaient toute entrée et sortie d’Abobo où le commando invisible avait établi ses quartiers. Ces enfants criminels prenaient également part aux combats comme le raconte Bernard, un jeune microbe interrogé par les deux journalistes.

Hamed et sa voitureSon témoignage montre aussi le rôle qu’a joué la drogue dans le conditionnement d’adolescents devenus des tueurs impitoyables. La plupart d’entre eux ont d’ailleurs été recrutés par les responsables des fumoirs, ceux que Bernard et d’autres appellent les babatchè. Certains d’entre eux  ont même eu entre les mains des fusils ou des machettes pour participer aux attaques des forces de l’ordre loyales à Laurent Gbagbo.

Ces enfants tueurs se sont surtout fait connaître à la fin de la guerre lorsqu’au moment du bilan, les promesses d’intégration dans l’armée n’ont pas été tenues. Selon Bernard, leurs chefs avaient été recrutés dans l’armée, dans la gendarmerie ou à la police mais pas eux. Laissés pour compte, ils ont donc fait ce qu’ils avaient coutume de faire en tuant, en pillant, en consommant de la drogue…

A ce propos, Bernard explique qu’ils avaient été rattachés à de nouveaux chefs de fumoirs, leurs nouveaux babatchè, pour l’écoulement de la cocaïne… Les enfants microbes seraient-ils, eux aussi, un mirage ? Leur nouvelle dénomination visant à cacher le mal qu’ils incarnent  également fausse ?

Hamed et ADOCette histoire s’est d’ailleurs écrite sous nos yeux puisque le ministre Hamed Bakayoko avait publiquement demandé aux parents de ces « microbes » de parler à leurs enfants, lors d’un échange avec des responsables de communautés d’Abobo. C’est en effet la première fois que des criminels réputés étaient à ce point chouchoutés. En guise de comparaison, une simple dénonciation souvent calomnieuse a valu de lourds emprisonnements  à de nombreuses personnes soupçonnées d’être les auteurs des faits allégués.

Le gouvernement a même annoncé des programmes de réinsertion pour ces tueurs anoblis puisqu’ils n’étaient que « des enfants en conflit avec la loi ».

Fumoirs et théorie de la politisation de la drogue

Il va sans dire que si le gouvernement reste passif devant une telle démultiplication de fumoirs à travers la ville d’Abidjan principalement et montre autant de commisération pour les microbes, c’est bien parce que tel est son intérêt. C’est ce que rappelle l’enquête des deux journalistes.

enfant rueLe sentiment d’omerta qui en découle montre d’ailleurs bien que l’on est en face d’une grande organisation criminelle comme les parrains de la drogue savent le faire. Le parrain arrose tout le monde et attend la collaboration de chaque service. D’ailleurs selon les deux journalistes, les grandes saisies de drogue opérées dans le pays l’ont été avec la collaboration des polices étrangères, notamment française et italienne. Selon eux,  les dealers locaux constituent un moyen de chantage pour les forces de sécurité qui se servent de leur peur de la prison pour arrondir leurs fins de mois.

Un État sérieux devrait donc réagir en répondant aux questions des journalistes étrangers puisque les services aéroportuaires connaissaient les raisons pour lesquelles ils avaient séjourné en Côte d’Ivoire. Comment peut-on, dès lors, faire croire que si personne ne leur a répondu, c’est parce qu’il n’y a pas d’affaire de drogue en Côte d’Ivoire ? N’est-ce pas de la responsabilité de l’Etat, parce qu’il a le devoir d’informer la population, de répondre aux préoccupations des journalistes qui enquêtent sur un sujet ?

Drogue et silence

Les deux journalistes l’ont pourtant fait savoir à la commission d’accès à l’information d’intérêt public (CAIDP) en invoquant leur rôle de censeur. Mais au bout de deux semaines, expliquent-ils, les dirigeants de cette commission avaient cessé de répondre à leurs messages. Qui a donc tort ? Celui qui refuse de répondre ou celui qui est obligé de se contenter des versions qu’il a collectées sur le terrain, encore que la presse ivoirienne a documenté de nombreuses affaires mettant en scène des parrains locaux de la drogue ?

Hamed Bakoyo accusé de trafic de drogue LEDEBATIVOIRIEN.NETTelle est l’histoire de John, de son vrai nom Ogboyona, un Nigérian, connu pour être le représentant local des grandes places de production de coque, notamment colombienne et italienne. John a été  écroué à la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan mais son empire continue d’exister selon les deux enquêteurs qui ont visité l’immense bâtiment du Free hôtel entièrement tapissé de carreaux et construit à l’entrée de la commune de Bingerville. Il posséderait en outre de luxueuses propriétés à Abidjan dont la célèbre boîte de nuit « Le Blue Rock ».

Le patron de la pizzaria Margharita a, lui aussi, été arrêté avec quatre personnes. Son restaurant servait à cacher à couvrir son business de la coque devenue très florissante en Côte d’Ivoire grâce à des mules qui les font circuler sans encombre.Leurs liens avec la pègre colombienne et italienne témoignent d’un changement de paradigme chez les producteurs de drogue à l’international. En effet l’Afrique est devenue un marché au même titre que les marchés occidentaux.

Hamed et ADOL’autre avantage est que les législations y sont moins sévères et que les forces de répression sont également corruptibles… Tel est  le drame décrit par Nicholas Ibekwe et Daan Bauwens.  Celui-ci ne peut être ignoré sous le prétexte que le gouvernement ne répond pas parce qu’il n’a rien à se reprocher et parce que, subitement, certains journalistes qui ont habituellement le regard tourné vers l’extérieur seraient subitement devenus de fieffés patriotes.

Q’en pense le président Alassane Ouattara?

Avec SEVERINE BLE (Aujourd’hui)

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