Abidjan-Adjamé: la Mafia de la Monnaie  »petite monnaie, gros business » (Enquête express)

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Dans les rues d’Abidjan, un billet de 10 000 FCFA peut valoir moins qu’une pièce de 100 FCFA. À Adjamé, Koumassi ou Treichville, la petite monnaie est devenue une ressource aussi rare que stratégique. D’apparence anodine, elle fait pourtant l’objet d’un véritable trafic, organisé et toléré, entre mendiants, commerçants, institutions financières… et parfois même les forces de l’ordre.

Au carrefour d’Adjamé Liberté, M. Amadou, un mendiant installé depuis plus de six ans, accepte de nous parler, contre un billet de 500 FCFA. Il nous confie : « Moi, je gagne entre 3 000 et 5 000 FCFA par jour. Ce sont surtout des pièces, parfois des petits billets. Mais je ne garde pas tout. Je vends souvent à une caissière qui travaille dans un supermarché pas loin.

Elle me donne un billet propre de 5 000 contre 4 800 en pièces. C’est comme ça qu’on fait. » Ainsi, voici le visage caché de la petite monnaie. Le soir, nous le suivons discrètement. Il entre dans un supermarché du quartier et ressort cinq minutes plus tard, sans ses sacs de pièces, mais avec un large sourire et un billet de 5 000 FCFA en main. Une transaction discrète, mais bien rôdée.

SelonTénin dans un langage approximatif: « Monnaie là nous on paye à la station dans mains des pompistes. Souvent les apprentis ils ne nous donnent pas monnaie ; or lotus là sans monnaie ça ne peut pas marcher. Bon nous on est ici là c’est pour aider les passagers et puis les apprentis. Souvent y’a les passagers ils ont monnaie sur eux mais ils refusent de donner à l’apprenti, ils préfèrent donner 1000 francs pour avoir monnaie de transport ».

Rokia, une des amies de Ténin vendeuses de lotus également renchérit en ces termes : « C’est syndicats qui nous soutra, y a d’autres qui payent y a d’autres qui payent pas aussi ça nous arrange si c’est fini on s’en va chercher encore. Bon c’est nous on les arrange si nous on n’est pas ici pour leur donner monnaie sans payer lotus comment eux ils vont gagner monnaie là »?

Justement, ces commerçantes aident à résoudre le problème crucial de monnaie de leurs clients comme l’indique Madame Biffé Anne Blandine: « Moi j’ai très souvent recours à ces filles en fin de mois parce que c’est avec elles que je fais ma monnaie généralement quand tu vas au marché ou dans les supermarchés tu dois pouvoir acheter une quantité d’articles pour avoir la monnaie alors qu’avec ces filles-là, même quand tu fais sortir un gros billet elles te font la monnaie sans souci ».  Fofana Moryféré n’est certes pas  un habitué des lotus, mais il reconnaît tout de même le rôle important que jouent ces filles dans notre société.

Cependant, tout n’est pas rose chez les vendeuses de lotus. Elles rencontrent de nombreuses difficultés. « On m’a donné faux billets, une madame elle était sapée, elle a porté jeans même, elle est venu donner 10 milles faux billet. Un jour-là, j’ai donné monnaie 10 milles elle est parti avec mon l’argent  elle n’a pas donné 10 milles j’ai cherché je l’ai pas vu. Ya des gens ils mentent qu’ils t’ont donné l’argent en tant ils t’on pas donné l’argent. Tu gagnes 2 milles, 3 milles si tout ça 10 milles s’en va c’est comme si c’est ton fonds de commerce qui est parti ».

Commerçants : acheteurs malgré eux

Chez les commerçants, le manque de petite monnaie est vécu comme un véritable cauchemar quotidien. Dans les marchés populaires d’Adjamé, chaque transaction est ponctuée par la crainte de ne pas avoir la monnaie nécessaire. Mariam, vendeuse de friperie depuis plus de dix ans, raconte : « Si un client me tend 5 000 FCFA pour une chemise à 1 000 FCFA et que je n’ai pas la monnaie, il s’en va. Je perds la vente et parfois le client ne revient jamais. Pour éviter ça, j’achète la monnaie. Souvent je perds 200 FCFA pour 2 000 FCFA, mais je préfère ça à perdre une vente. C’est comme un petit investissement : je paie un peu pour sécuriser ma vente. »

Abidjan-Adjamé-la Mafia de la Monnaie : petite monnaie, gros business (Enquête express); Ledebativoirien.net

Pour Mariam, la petite monnaie n’est plus seulement un moyen de rendre la monnaie, elle devient un outil stratégique pour conserver sa clientèle. Elle explique que, sans cette précaution, les clients habituels se lassent et se tournent vers d’autres commerçants mieux équipés. La frustration des clients crée un cercle vicieux : plus la monnaie est rare, plus le stress des commerçants augmente, et plus ils sont prêts à payer pour l’obtenir.

À quelques mètres, Souleymane, vendeur de grillades, illustre une autre facette de cette économie parallèle. D’un geste discret, il sort un sachet noir contenant des pièces et petits billets soigneusement triés. « J’ai payé 10 000 FCFA pour avoir 9 000 en pièces et petits billets. C’est mon fournisseur qui vient chaque matin, comme un livreur. Je n’ai pas le choix. Sans ça, je ne peux pas rendre la monnaie, et je perds mes clients. » Il ajoute, avec un léger sourire : « Parfois, je me dis que je fais partie d’un mini-marché parallèle, où la monnaie elle-même est une marchandise. Mon fournisseur gagne sa vie comme moi, et moi je ne peux pas m’en passer. »

Pour les commerçants, le manque de petite monnaie est un vrai casse-tête quotidien. Ils doivent toujours vérifier qu’ils ont assez de pièces et de petits billets pour rendre la monnaie, sinon ils risquent de perdre des ventes. Acheter de la monnaie leur coûte de l’argent, un peu comme une “taxe” obligatoire pour pouvoir continuer à travailler normalement. Dans certains quartiers, il existe même un marché parallèle bien organisé : des fournisseurs viennent tous les jours livrer de la monnaie aux commerçants. Ce problème ne touche pas seulement les vendeurs : il frustre aussi les clients et rend plus difficile l’accès à certains produits, creusant un peu plus les inégalités.

L’ombre des institutions financières

Abidjan-Adjamé-la Mafia de la Monnaie : petite monnaie, gros business (Enquête express); Ledebativoirien.net

Un cadre d’Orabank, qui a requis l’anonymat, nous éclaire sur le rôle des banques dans ce circuit opaque : « Les commerces comme les supermarchés font des dépôts journaliers, souvent en petites coupures. Ces fonds sont ensuite acheminés par des sociétés de transport de fonds comme CODIVAL. Quand la banque reçoit trop de pièces, elle les regroupe. Soit elle les revend à d’autres clients contre une commission de 10 %, soit elle les renvoie à la BCEAO. »

Il poursuit : « Ce n’est pas illégal. Ce sont des opérations tolérées. Les banques aident parfois les commerçants à accéder à la petite monnaie. Le problème, c’est que l’État ne réglemente pas suffisamment cette circulation. La BCEAO récupère, mais ne redistribue pas toujours dans de bonnes conditions. » Une autre source à la BCEAO avoue sous couvert d’anonymat : « On fait ce qu’on peut pour alimenter les agences, mais les circuits informels nous échappent. Il faut une vraie politique de régulation. »

Quand la monnaie devient clandestine

Dans un marché noir bien rodé, des « revendeurs » opèrent à la vue de tous. Nous en rencontrons un, surnommé “Dago”. « Moi je vends de la monnaie. Tu me donnes 10 000, je te donne 9 000 ou 9 200 en jetons. Je me fournis auprès d’un agent de banque, parfois même chez des caissiers de supermarché. C’est du business. Personne ne te force, mais si tu veux vendre, il te faut de la monnaie. »

Une logique économique implacable

Abidjan-Adjamé-la Mafia de la Monnaie : petite monnaie, gros business (Enquête express); Ledebativoirien.net

Ce trafic de petite monnaie obéit à une logique presque inévitable dans les marchés populaires. La première raison est la rareté de la petite monnaie : les banques ne redistribuent pas suffisamment de pièces et de billets de faible valeur, ce qui les rend rares et très recherchées. Dans ce contexte, les commerçants doivent absolument disposer de monnaie pour assurer leurs ventes quotidiennes.

Dans un marché où les transactions sont souvent petites et réglées en espèces, ne pas avoir de monnaie peut signifier perdre des clients et de l’argent. Acheter de la monnaie devient alors une nécessité, même si cela représente un coût supplémentaire. Les acteurs impliqués sont nombreux et variés. Des mendiants, comme M. Amadou à Adjamé, récupèrent les pièces et les vendent à des commerçants.

Ces derniers, comme Mariam ou Souleymane, utilisent ensuite ces pièces pour rendre la monnaie à leurs clients. Les banques et supermarchés participent parfois indirectement à ce circuit, en regroupant des pièces et en les redistribuant partiellement à certains clients ou revendeurs.

Enfin, ce système se maintient grâce à la tolérance et à l’opportunité. Certaines forces de l’ordre ferment les yeux sur ce marché parallèle, permettant à chaque acteur d’en tirer profit : le revendeur réalise un bénéfice, le commerçant sécurise ses ventes, et le mendiant obtient un revenu quotidien. Ce réseau informel illustre comment un problème apparemment simple le manque de petites pièces peut créer toute une économie parallèle, parfaitement intégrée au quotidien des marchés populaires. Ce système fonctionne comme une mini-économie parallèle, avec offre, demande et prix, parce que la petite monnaie est devenue une marchandise rare, essentielle à la vie quotidienne des marchés populaires.

Une police spectatrice ?

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Interrogé sous anonymat, un agent de police du commissariat d’Adjamé déclare : « Officiellement, ce n’est pas interdit, donc on n’intervient pas. Mais c’est vrai que ce système pénalise les plus petits commerçants. La monnaie devrait circuler gratuitement. C’est une aberration de devoir l’acheter. » Dans les faits, certaines patrouilles ferment les yeux. D’autres seraient même complices, moyennant une « commission » pour laisser les revendeurs tranquilles.

Une urgence monétaire

Ce trafic de monnaie met en lumière un problème structurel plus profond : l’absence de stratégie nationale sur la gestion des coupures. Tant que les institutions financières resteront passives et que les banques continueront à monnayer la monnaie, ce trafic continuera de prospérer. “En Afrique, la monnaie n’est pas seulement un moyen d’échange, c’est aussi un outil de pouvoir.” Économiste indépendant, Dr Yao Kouassi

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Christian Guehi (Journaliste culturel et critique d’art)


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