Qui ne se souvient pas de l’artiste peintre Serge Gossé, qui avait fait une entrée fracassante dans l’univers des cimaises avec ‘’Univers de femme’’, sa première exposition personnelle, peu après avoir remporté en 2003 le Prix Michel Kodjo de la peinture du Concours national des arts plastiques de Côte d’Ivoire. Le revoilà dans toute sa dimension picturale avec l’exposition Shadow Dancer. À l’occasion de cette exposition, il nous ouvre les portes de sa carrière et de l’univers de Shadow Dancer où chaque fragment de papier, chaque visage, chaque hésitation devient un pas de danse. Dans cette interview, Gossé nous présente Shadow Dancer, revient sur sa carrière et ses lauriers.
Pouvez-vous vous présenter brièvement pour nos lecteurs qui vous découvrent ?

Je suis Serge Gossé, artiste peintre et designer mobilier, diplômé des Beaux-Arts d’Abidjan, option peinture. Mon parcours n’a pas toujours été linéaire : après un bac D, j’ai longtemps hésité entre l’architecture et le droit. Mais il y avait en moi un besoin plus instinctif, presque viscéral, de créer.
C’est finalement la peinture qui s’est imposée, comme une langue naturelle. J’enseigne aujourd’hui les arts plastiques au Collège Modèle de Grand-Bassam, ce qui nourrit aussi ma pratique. Transmettre, expliquer, écouter les jeunes regardent l’art différemment : cela m’oblige à rester en mouvement. L’art est entré dans ma vie dès le lycée, mais c’est véritablement aux Beaux-Arts que j’ai compris qu’il serait mon territoire d’expression le plus profond.
Votre carrière débute véritablement à quel moment ?
Ma carrière prend réellement forme en 2003, une année décisive pour moi. Remporter le Grand Prix Michel Kodjo de la peinture a été comme une ouverture de porte : soudain, mon travail rencontrait un public, une reconnaissance, une responsabilité nouvelle aussi. La même année, j’ai présenté ma première exposition individuelle au BUMA.
Cela a été l’occasion d’affirmer mes premières obsessions : les visages, le rapport au temps, les gestes intérieurs. Par la suite, j’ai beaucoup exposé en collectif et travaillé comme portraitiste. J’ai réalisé plus de mille portraits, ce qui a profondément enrichi ma compréhension du visage humain. C’est à cette période que j’ai commencé à explorer, plus consciemment, le dialogue entre la femme et la nature, ce qui a abouti à la série Nature et Vie en 2014.
Puis arrive 2018 avec cette exposition ?

Oui, 2018 marque une autre étape. Avec Regards sur la femme à la Galerie Houkami Guyzagn, je suis revenu à un sujet fondateur, mais avec un regard plus mûr, plus épuré. Entre 2018 et 2019, j’ai également participé au Maroc, un projet passionnant autour du recyclage, de la matière récupérée et de sa transformation par la lumière.
Cette expérience a été déterminante : elle m’a montré qu’une matière considérée comme « pauvre » peut devenir puissante lorsqu’on lui redonne une histoire, une respiration. En parallèle, mon travail en design mobilier m’a aidé à repenser ma relation au matériau : toucher, découper, assembler, réfléchir aux volumes. (Il se sent satisfait)Tout cela a nourri l’évolution de ma peinture.
Comment définiriez-vous votre style pictural ?
Je dirais que mon style est figuratif, mais il s’étire vers le semi-figuratif, parfois jusqu’à frôler l’abstraction. J’aime déconstruire les formes : fragmenter, coller, recoller, laisser la matière parler.Je suis très méfiant vis-à-vis de l’image « facile », celle qui dit tout d’un coup. Pour moi, une œuvre doit ouvrir un espace, pas le fermer. Elle doit susciter une interrogation, une sensation, une recherche du spectateur.
Quelles thématiques reviennent régulièrement dans votre œuvre ?
Les visages, en particulier ceux des femmes, sont au cœur de ma pratique. Ils portent une douceur, une force, une mémoire qui me touchent profondément. Il y a aussi : la mémoire, personnelle et collective, le quotidien, dans ce qu’il a de silencieux, les gestes intérieurs, ceux qu’on ne montre pas mais qui nous définissent, le lien intime entre humain et nature, que j’explore depuis longtemps. Ce sont des thèmes qui m’habitent et reviennent naturellement dans mes œuvres.
Quelle place occupent la couleur, la matière et le geste dans votre peinture ?

La couleur est pour moi une forme d’identité : elle dit l’humeur, la respiration, la densité d’un moment. La matière est vivante. Souvent, je la considère comme une œuvre en soi. Il m’arrive de n’ajouter aucune peinture : je laisse les textures, les papiers, les fibres raconter leur propre histoire.
J’aime l’idée que la matière se souvienne. Quant au geste, il est presque chorégraphique. Je travaille beaucoup dans l’élan, dans la spontanéité, en laissant la main suivre un rythme intérieur. Il y a dans le geste quelque chose de très instinctif, presque musical.
Comment naît une œuvre chez vous ?
Je ne fais plus d’esquisse : cela enferme trop tôt l’énergie. Je pars d’une matière, d’un fragment trouvé, d’une déchirure qui me « parle ». Je regarde comment elle réagit à la lumière, comment les ombres s’installent, comment les irrégularités m’invitent à avancer. Et dans ces hésitations, je découvre des formes que je révèle progressivement. Une œuvre naît donc d’un dialogue : je propose quelque chose à la matière, et elle me répond.
Quelles sont vos principales sources d’inspiration ?
La mémoire, avant tout. Elle est ma première bibliothèque. Mes souvenirs, mes rencontres, mes lectures, mes observations du quotidien nourrissent mon imaginaire. Je m’inspire aussi de la musique, notamment classique : elle rythme mon geste. Parfois, une simple mélodie peut faire naître un mouvement ou une couleur. Et bien sûr, il y a la matière elle-même : elle m’inspire par ce qu’elle cache autant que par ce qu’elle montre.
Quels artistes ou figures nourrissent votre pratique ?
Basquiat a été une grande révélation pour moi, par son énergie brute, son rapport instinctif au geste, sa liberté. Le dessinateur béninois Aeva Metevas m’a également influencé, notamment dans son usage des pierres noires qui donnent une densité rare au tracé. Et la musique classique tient une place immense dans mon processus créatif : elle structure mon souffle, mon rythme, mon rapport au temps.
Que signifie pour vous le titre Shadow Dancer ?

Shadow Dancer évoque la danse des formes, des ombres, des hésitations. Ce titre représente ce moment où la matière semble bouger d’elle-même, où le geste du peintre devient danseur, et l’ombre sa partenaire invisible. Il exprime ce qui est présent mais fragile, ce qui apparaît puis disparaît, ce qui se laisse deviner sans jamais se livrer totalement.
Comment est née cette exposition ?
Elle est née d’une longue période d’expérimentation avec des matériaux récupérés : papiers, cartons, fragments divers… J’ai compris que ces éléments, souvent négligés, pouvaient devenir porteurs de sens, de poésie, de lumière. C’est ainsi que m’est venue l’idée d’une peinture sans peinture, où la matière elle-même crée les couleurs, où le geste existe sans pinceau, où la lumière devient pigment.
Existe-t-il une cohérence entre les œuvres présentées ?
Oui, sans aucun doute. Toutes les œuvres sont traversées par la même énergie de mouvement. Il y a une respiration commune : les visages émergents, les ombres se répondent, les fragments dialoguent. C’est une chorégraphie silencieuse, une série où chaque pièce complète la précédente.
Quels médiums et techniques utilisez-vous dans cette série ?
Je travaille beaucoup avec des collages, des papiers, des cartons, des matériaux récupérés. Parfois je n’ajoute pas de peinture, parfois j’utilise des techniques mixtes pour enrichir les textures. J’explore aussi différents formats, car l’espace du support influence le geste et la respiration de l’œuvre.
Comment souhaitez-vous que le public entre dans l’exposition ?
J’aimerais qu’il entre en douceur, dans une attitude de contemplation. Qu’il prenne le temps de regarder, de se laisser surprendre, de laisser l’œuvre résonner avec son propre vécu. Je ne cherche pas le choc : je cherche la rencontre.

Comment vivez-vous le regard du public et des critiques d’art ?
(Il hésitation) Avec curiosité, toujours. Je crée dans la solitude, mais lorsque l’œuvre sort de l’atelier, elle ne m’appartient plus vraiment. Je trouve passionnant de voir comment chaque personne y projette son propre monde intérieur. Je ne fais pas de concessions, mais je suis attentif à ces regards : ils enrichissent mon cheminement.
Quel rôle l’art peut-il encore jouer aujourd’hui ?
L’art reste un langage essentiel. Avant d’écrire, l’être humain peignait déjà : c’est dire à quel point l’art est au cœur de notre histoire. Aujourd’hui encore, il peut apaiser, questionner, rassembler. L’art parle là où les mots s’arrêtent : il touche directement la sensibilité, la mémoire, l’invisible.
Que souhaiteriez-vous que les visiteurs retiennent de Shadow Dancer ?
J’aimerais qu’ils repartent avec une émotion, même discrète. Avec une question peut-être, ou un souvenir réveillé. Que chaque œuvre ouvre un espace intérieur, une petite danse intime qui se poursuit après la visite.
Ledebativoirien.net
Christian GUEHI (Journaliste culturel et critique d’art Crédit Ph : Houkami Guyzagn=
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