Ce vendredi du 30 juin 2025, le soleil s’estompe lentement sur Abidjan. L’air est lourd, humide, traversé par un vent tiède venu de la lagune. Sur le parvis du Palais de la Culture, une foule variée se presse à l’escalier menant au 2e étage où se trouve l’entrée de la salle Lougah François.

Costumes traditionnels, tenues de soirée, jeunes étudiants en arts, autorités culturelles, amoureux de danse ou simples curieux : ce soir, Abidjan attend un événement historique. Le Ballet National de Côte d’Ivoire, après plusieurs années d’ombre et d’absence, remonte enfin sur scène.
Le spectacle s’intitule « Empreinte ancestrale,le souffle éternel des traditions vivantes ». À la manœuvre, Georges Momboye, chorégraphe ivoirien de renom, installé depuis des années en France. L’homme est respecté pour son talent de passeur entre tradition et contemporanéité. L’annonce de sa direction artistique a été saluée comme un geste fort. Son pari ? Réconcilier l’héritage sacré des danses ivoiriennes avec la modernité scénique d’aujourd’hui. Ambitieux. Peut-être trop.
20h30. L’attente suspend le souffle
À l’intérieur, l’ambiance est électrique. Le public a répondu massivement. Sur les sièges rouges de la salle, les regards sont rivés vers la scène. La ministre de la Culture, Françoise Remarck, est installée au premier rang, flanquée de collègues du gouvernement, dont les ministres du Transport, de la Jeunesse, et de la Communication.

Quelques artistes notoires, des anciens du ballet national, des journalistes culturels, sont aussi là, discrets mais attentifs. L’émotion est palpable devant ce qui ressemble à une cérémonie de résurrection pour le ballet. L’hymne national est entonné. Puis le silence. Armand Dezammour, présentateur de la soirée, s’avance.
Voix posée, solennelle, il annonce : « Ce soir, l’empreinte des ancêtres se grave dans nos mémoires vivantes. » Les lumières s’éteignent sur les spectateurs. La scène s’ouvre avec des sons de percussions et d’instruments légers.
Un début habité : la tradition convoquée dans le silence
La scène est illuminée par des douches chaudes et froides. Des mouvements lumineux annoncent un temps mouvementé. D’une entrée éclairée, une femme en blanc. Elle avance lentement, les bras levés, les pieds nus caressant le sol. C’est une Komian, prêtresse-danseuse du Sud-Est ivoirien. Autour d’elle, d’autres femmes se joignent.

Le rythme des tambours s’installe, lent, profond, presque envoutant. Une danse rituelle s’engage, sobre, habitée, presque hypnotique. Le public est figé.
« On aurait cru une veillée ancestrale, une cérémonie d’initiation », confie Aminata, venue de Treichville. Ce premier tableau est une réussite. Il dit tout : la mémoire, la terre, les esprits, la continuité. Le souffle ancestral est bien là.
Une traversée des cultures : promesse d’unité nationale
La suite du spectacle enchaîne les tableaux chorégraphiques. Les régions de Côte d’Ivoire défilent à travers leurs danses emblématiques : Zaouli des Gouro, Goli des Baoulé, Boloye des Sénoufo, Gla des webé, Temate des yacouba et gueré, Zagblobi des beté, danses guerrières des Ébrié etc…
Chaque numéro met en scène des danses rituelles, des gestes symboliques, des percussions profondes. Le public reconnaît, applaudit, vibre. Les costumes sont colorés, les masques impressionnants. Le Ballet veut montrer que la culture ivoirienne est plurielle, mais unie dans le souffle des ancêtres. Les danseurs donnent tout. L’énergie est brute, authentique. Par moments, on a l’impression d’assister à une reconstitution ethnographique sublimée.
Mais le souffle s’essouffle…

Mais peu à peu, quelque chose se fissure. Les transitions deviennent longues, parfois incohérentes. L’intensité baisse. Le spectacle glisse. Les tambours s’éteignent sans prévenir.
Les danseurs sortent, mais ne reviennent pas toujours. Puis soudain, une chorale entre. Suivie par un défilé de mode. Et plus loin encore, des jongleurs, des acrobates de basketball, enchaînent figures spectaculaires et pirouettes aériennes.
Le public applaudit, certes, mais les regards se croisent, interrogateurs. « C’est beau, mais quel est le lien avec la danse traditionnelle ? », murmure un spectateur dans la rangée de droite. Ce qui devait être un hommage au patrimoine vivant devient une sorte de show à l’américaine, à la fois impressionnant et déconcertant. Le thème « Empreinte ancestrale » s’efface derrière un assemblage d’éléments scéniques trop hétérogènes.
Un ballet…
La scène, pourtant bien équipée, se transforme en carrefour de formes artistiques sans lien réel entre elles. Les projections vidéo s’enchaînent, les éclairages flashent, la musique part dans des tonalités électro inattendues. Certains applaudissent avec enthousiasme. D’autres, plus critiques, se lèvent avant la fin.

« C’est comme si on avait commencé avec un rite sacré et terminé dans une boîte de nuit », lâche Ismaël, spectateur visiblement frustré. Cette confusion n’est pas une simple faute de goût.
Elle interroge la direction artistique elle-même. Comment justifier cette rupture de ton, cette dérive vers un divertissement moderne qui n’assume ni sa forme ni sa cohérence ? Le spectacle est-il victime de son ambition ? Ou du besoin de séduire à tout prix ?
….des talents, mais une vision à parfaire
Les danseurs, eux, ont du mérite. L’énergie, la technique, l’endurance sont au rendez-vous. Mais au regard de l’institution qu’ils représentent, certains pointent un niveau inégal. « Le Ballet national, c’est censé être l’élite. Où sont les pointures ? », demande une professeure de danse. Des noms circulent : Hermann Nikoko, Mehansio, Mathieu N’dri, Siddick Bamba… Absents de la scène, ces talents auraient pu ancrer la performance dans une exigence plus haute.
Un rêve à moitié accompli

En sortant du Palais de la Culture, les commentaires fusent. Les avis sont partagés. Certains saluent l’audace du mélange, d’autres regrettent une rupture de sens. L’idée de moderniser les traditions n’est pas un problème en soi. Mais encore faut-il que cela repose sur une écriture claire, un fil conducteur solide, un message affirmé. Le spectacle n’a pas échoué, mais il n’a pas accompli pleinement sa mission. Il a ouvert des portes, réveillé des mémoires, mais il s’est perdu en route. Il a voulu embrasser trop large, au risque d’oublier son centre.
Le souffle des ancêtres attend encore son chant
Ce soir du 30 juin 2025-là restera comme une étape importante, mais incomplète. Le retour du Ballet National est une bonne nouvelle. La direction de Georges Momboye est prometteuse.Mais le Ballet ne peut vivre que de promesses. Il doit désormais construire une vision forte, exigeante, enracinée, capable de porter haut l’héritage ivoirien sans le diluer. En voulant plaire à tous, on finit par trahir ceux qu’on voulait honorer. Le souffle des ancêtres n’est pas un effet de scène. C’est un souffle sacré. Il ne demande pas des applaudissements. Il demande du respect.

Par Christian Guehi
Journaliste culturel et critique d’art – Abidjan, envoyé spécial
Photo : Ballet nationale
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