Par Marc Antoine Perouse de Montclos
Ledebativoirien.net continue de parcourir avec vous, les révélations de Marc Antoine Perouse de Montclos, avec ‘‘une guerre perdus-la France au sahel’’. ‘‘POURQUOI LA FRANCE DOIT QUITTER LE MALI’’. Dans ce septième numéro il nous conduits devant des tribunaux virtuels, avec la charia contre le droit coutumier au Mali et au Sahel conduisant à des erreurs de diagnostic. Dans une guerre perdue…
Des enquêtes menées au Mali et au Niger révèlent la même défiance. Si l’on en croit des sondages conduits début 2019 dans les régions centrales de Mopti et Ségou où opère la katiba du Macina, près des trois quarts des habitants estiment que les autorités coutumières sont plus impartiales que les représentants de l’État et près des deux tiers se tournent vers elles pour régler leurs conflits. Pour se protéger, la population locale préfère également monter ses propres groupes d’autodéfense car les acteurs internationaux sont considérés comme les plus inefficaces contre l’insécurité ambiante, tandis que les forces maliennes paraissent bien aussi menaçantes que les bandes armées, djihadistes ou non. De même au Niger dans la région de Diffa, où sévit Boko Haram, des sondages réalisés fin 2018 montrent que près des deux tiers des personnes interrogées estiment qu’il n’est tout simplement pas possible de saisir la justice d’État pour faire valoir ses droits face aux abus des belligérants.
La charia contre le droit coutumier
Traditionnellement, les Africains pratiquaient une justice réparatrice et réformatrice, plutôt que punitive. Celle-ci correspondait assez bien aux principes islamiques de «l’arbitrage» (musalaha en arabe), de l’accord de «réconciliation» (sulh) ou de la « loi du talion » (qisas), avec le paiement d’un «prix du sang» (diya) pour compenser les victimes directes d’un meurtre et éviter l’engrenage infernal des vendettas communautaires sur la base d’une «vengeance» (thar) sans limite temporelle ou personnelle. Pour autant, la justice traditionnelle au Sahel avant la période coloniale ne suivait pas le modèle de la charia que les groupes djihadistes veulent à présent imposer par la force.
En l’absence de tout gouvernement institutionnalisé, un tel environnement se prêtait mal à l’application de la charia, mode de justice qui dépendait de l’exécutif en ce sens que ses pouvoirs étaient généralement délégués par un émir, un sultan ou un imam. En pratique, l’exercice du droit islamique en milieu saharien et nomade dut s’appuyer sur les règles de solidarité lignagère (asabiyya). Pour éviter la guerre entre musulmans, notamment, la charia ne pouvait être appliquée qu’à partir du moment où les groupes en conflit appartenaient à une même aire tribale et acceptaient l’arbitrage d’un médiateur reconnu de tous. Une telle caractéristique dérogeait aux ambitions universalistes de l’islam et d’une communauté de croyance qui, précisément, visait à transcender les clivages ethniques et à promouvoir le respect d’un droit contractuel indispensable au développement du commerce transsaharien.
Avec les Britanniques, en revanche, ils ont commencé à recevoir des salaires et à percevoir des honoraires, évolution qui ne fut d’ailleurs pas sans susciter des protestations de la part des croyants qui estimaient que l’accès à la justice divine devait être gratuit. Républicains et laïcs, les Français, eux, montrèrent moins d’enthousiasme à l’idée d’institutionnaliser la charia et les cadis. Bien souvent, les historiens tendent ainsi à opposer les deux modes d’administration des principales puissances impérialistes qui colonisèrent le Sahel. Car autant les Britanniques gouvernèrent en s’appuyant sur les émirs du Nigeria et du Soudan, autant les Français mirent en place une gestion plus directe de leurs territoires, en l’occurrence sous la houlette de commandants de cercles au Mali ou au Niger.
Dans les années 1960, la mode était au nationalisme et au socialisme. On parla donc moins de la charia. Celle-ci n’avait pas pour autant disparu du débat politique. La question de son application revint en force au moment où l’argent facile du choc pétrolier des années 1970 permit aux pays du Golfe de financer des campagnes de prosélytisme à tout va. La fin de la guerre froide et l’écroulement des dernières illusions que des rebelles africains entretenaient encore à propos du marxisme consacrèrent alors le triomphe de l’islamisme comme alternative à l’échec du projet nationaliste des États postindépendance.
Avantages et inconvénients de la charia
En pratique, la charia n’avait en fait jamais disparu comme mode de règlement plus ou moins formalisé des disputes qui pouvaient agiter les populations de l’Afrique sahélienne. Les musulmans lui trouvaient plusieurs avantages. D’abord sa simplicité et sa rapidité : en l’absence d’un véritable juge d’instruction, il suffisait d’identifier un coupable (dhâlim) et une victime (madhlûm) pour rendre un verdict. Dans les affaires pénales, en particulier, l’objectif était surtout de superviser le versement d’une compensation de pair avec un pardon qui devait permettre de désamorcer l’engrenage infernal des vendettas.
Après l’indépendance, ils ont en quelque sorte été «fonctionnarisés», «politisés» et «corrompus». Aujourd’hui, ils dépendent désormais du bon vouloir des largesses de l’État, dont ils relaient bon gré mal gré les politiques sécuritaires, voire prédatrices, et ils n’ont pas forcément les vertus que les opérateurs de l’aide internationale leur prêtent pour devenir les courroies de transmission des politiques publiques de développement dans le monde rural. Plus que les paysans, cependant, les milieux marchands des villes sont généralement les premiers à être favorables à une application plus stricte de la charia. En effet, la référence aux préceptes universels du Coran légitime leur commerce, garantit le droit contractuel et permet de s’affranchir de l’étroitesse du clientélisme «tribal» pour viser des marchés plus vastes sur la base d’une communauté de croyance.
En effet, la charia ne se réduit nullement à la catégorie pénale, dite hudud, des châtiments les plus sévères prévus pour l’adultère, le vol avec violence ou le meurtre : fouet, lapidation, amputation des mains, décapitation, etc. Elle est, beaucoup plus généralement, un code de conduite et un manuel de savoir-vivre. Demander à un musulman s’il est pour ou contre la charia revient un peu à demander à un chrétien de se prononcer pour ou contre l’ensemble des enseignements de la Bible.
Quoi qu’il en soit des sondages, l’engouement pour le droit coranique n’est en fait pas si évident. Dans le nord du Nigeria au sortir de la dictature militaire en 1999, par exemple, des politiciens musulmans ont promis monts et merveilles en prônant une islamisation de la justice afin de gagner des voix aux élections. Mais l’expérience n’a guère été concluante. Comme avant, les tribunaux islamiques ont surtout traité de litiges familiaux en matière de divorce ou d’héritage, sachant que, statutairement, ils n’avaient pas le droit de régler les conflits fonciers en milieu urbain. En pratique, les affaires pénales sont, pour l’essentiel, restées du domaine des cours de justice héritées du colonisateur britannique. Contrairement à l’Arabie saoudite, aucune peine de mort n’a été exécutée au nom d’un tribunal appliquant la charia.
En fin de compte, le domaine d’application de la charia est resté à peu près le même qu’avant 1999. À présent, l’immense majorité des litiges continue d’être tranchée de façon informelle, même si les cours islamiques voient désormais passer plus des trois quarts des affaires poursuivies en justice, bien plus que les tribunaux relevant d’autres catégories . Il faut dire que l’application de la charia pose de nombreux problèmes dans le cadre d’États modernes, en particulier au sein de sociétés multiconfessionnelles. Les contradictions semblent inévitables. Au Nigeria, par exemple, l’arrestation, l’inculpation et le transfert des suspects à des tribunaux islamiques sont censés être effectués par la police nationale, institution fédérale qui compte beaucoup d’agents chrétiens et qui ne cache pas sa réticence à promouvoir la charia.
La situation actuelle au Sahel et dans l’Afrique tropicale tranche avec l’ère précoloniale, quand des plaignants se convertissaient à l’islam pour être autorisés à solliciter le jugement d’un cadi et échapper à l’ordalie des modes de règlement tribaux de la justice traditionnelle. À présent, il est fréquent de voir des suspects renier leur religion et se dire non musulmans pour se soustraire à la brutalité des sentences de la charia. Les djihadistes eux-mêmes ont contribué à rendre la charia inapplicable. Au cours des années 2000 et 2010, les deux États de la fédération nigériane les plus touchés par l’insurrection de Boko Haram, le Borno et le Yobe, ont ainsi été ceux qui enregistraient le plus faible taux d’affaires portées devant des tribunaux islamiques. En effet, les rebelles s’en sont pris à tous les symboles de l’État : commissariats de police, bâtiments administratifs, écoles publiques, etc. Ils n’ont donc pas hésité à brûler des tribunaux islamiques qui, selon eux, avaient le tort d’avoir été institués par un État impie ; à l’occasion, ils ont aussi tué des cadis, au moins quatre selon certains décomptes.
Le retour du politique
La leçon est amère. Au Sahel, le contexte politique fait dire à certains que, finalement, les pays soumis à l’épreuve du djihadisme n’ont le choix qu’entre devenir intègres ou intégristes ! Or aucune option n’a abouti. D’un côté, la charia n’a pas satisfait les demandes de justice sociale des musulmans qui y voyaient une sorte de remède miracle contre la corruption ambiante.
De l’autre, les États sahéliens n’ont pas réussi à améliorer leur gouvernance de façon significative. Certes, l’ère des dictatures militaires a pratiquement disparu depuis la fin de la guerre froide ; des régimes autoritaires sont également tombés au Soudan en 2019, au Burkina Faso en 2014 ou au Niger en 2010-2011.
Mais les fondamentaux n’ont pas vraiment évolué. Au contraire, la guerre contre le terrorisme a justifié la mise en place d’états d’exception et d’urgence qui ont favorisé les violations du droit et assuré l’impunité des forces de l’ordre. Aujourd’hui au Mali et dans la région du lac Tchad, on ne voit pas d’alternative se profiler pour réoccuper les territoires autrefois tenus par les insurgés. L’État reste désespérément absent, comme avant, et la France n’en peut mais. Ainsi, on en revient toujours au même problème : la réponse à la menace djihadiste doit d’abord être politique et sociale, bien plus que militaire.
Il n’en demeure pas moins que, concrètement, personne ne sait trop comment améliorer la gouvernance des pays de la région. La question reste donc entière : qu’est-ce que l’armée française est venue faire dans cette galère ? Parmi les cinq pays couverts par l’opération Barkhane, le Mali est particulièrement significatif. C’est là que le déni de la crise de l’État a été le plus criant. Dès le début de l’opération Serval en janvier 2013, l’armée française a donné l’impression de se tromper de cible : elle est partie à la conquête de Tombouctou au lieu d’aller à Bamako mettre un terme aux affrontements entre les différentes factions de militaires maliens qui se disputaient le pouvoir depuis les mutineries et le coup d’État de mars 2012.
En décembre 2012, pourtant, la résolution 2085 du Conseil de sécurité de l’ONU avait clairement établi les priorités. Le premier objectif, le plus crucial, était de rétablir l’ordre constitutionnel à Bamako, avant de restaurer la souveraineté du Mali sur l’ensemble de son territoire, y compris au Nord. Or, François Hollande et son ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, ont fait exactement l’inverse, soi-disant sous la pression des événements.
L’incompréhension est manifeste et se décline à travers quatre principaux registres qui sont étudiés dans les chapitres suivants et qui ont trait à des questions de terminologie, de globalisation, d’endoctrinement islamiste et, dans leur version matérialiste, de pauvreté. De fait, la crise du Sahel est quasi systématiquement appréhendée en termes de terrorisme et non d’insurrection, ce qui contribue à fausser son analyse et à légitimer la mise en place de régimes d’exception qui violent l’état de droit. De plus, le djihadisme est largement perçu comme une menace globale et importée du monde arabe, ce qui permet aux gouvernements des pays concernés de botter en touche, de nier les racines locales des affrontements et d’occulter leur dimension politique.
A SUIVRE : DES ERREURS DE DIAGNOSTIC….LE PRISME DU TERRORISME : UN JEU DANGEREUX