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Dossier (suite 6) : ‘‘Pourquoi la France doit quitter le Mali’’: de l’impunité au nom de la sécurité…anticolonialisme, islamisme et révolte sociale-À Abidjan, ils ont attiré de nouveaux convertis

Par  Marc-Antoine Pérouse  de Montclos

De l’impunité au nom de la sécurité

« La répression a-t-elle été efficace ? Comme au Mali avec l’intervention militaire de la France début 2013, elle a temporairement permis d’arrêter la progression des djihadistes de Boko Haram. Mais elle n’a rien réglé. À Abuja, la capitale fédérale du Nigeria, j’ai ainsi eu l’occasion de m’entretenir en privé avec les plus hauts responsables de la police et de l’armée à l’époque en charge de la répression. Ils étaient unanimes. L’exécution extrajudiciaire de Mohamed Yusuf avait été une énorme bêtise. Cette erreur stratégique avait radicalisé et précipité le groupe dans la clandestinité en donnant raison aux partisans de la lutte armée contre les « colombes » qui souhaitaient négocier avec le gouvernement.

 À mots couverts, le chef de la police m’avouait qu’en fin de compte il ne contrôlait pas vraiment ses hommes : un problème de discipline et de chaîne de commandement que l’on retrouve dans bien des armées africaines, y compris au Mali. À Maiduguri, c’étaient en l’occurrence les agents des unités antiémeutes, dites « Mopol » (Mobile Police), qui avaient assassiné Mohamed Yusuf pour venger la mise à mort (et, dit-on, la castration) de leur chef par des membres de Boko Haram. Ils avaient littéralement pris d’assaut le commissariat central de la ville pour s’emparer vivant de l’illustre prisonnier, qui avait été appréhendé par l’armée et qui était censé être remis entre les mains de la justice.

En effet, les « Mopol » pouvaient se permettre de désobéir aux instructions du commissaire de police de l’État du Borno car ils obéissaient à deux chaînes de commandement et répondaient directement aux ordres d’Abuja. De plus, ils étaient mieux armés et méprisaient profondément les hommes des unités de la police régulière, considérés comme de vulgaires agents de la circulation, des « messagers » péjorativement appelés atura en haoussa. La suite des événements a alors démontré que l’exécution extrajudiciaire de Mohamed Yusuf n’avait pas mis un terme au conflit, bien au contraire. Rentrés dans la clandestinité, les rebelles se sont durcis et ont commencé à monter des attaques à la bombe puis des attentats suicides en diversifiant leurs cibles et en élargissant leur rayon d’action.

Parallèlement, les forces de l’ordre ont multiplié les massacres et les exactions en toute impunité, contribuant à légitimer la révolte djihadiste et à priver les autorités du soutien des civils. Rien ne devait interrompre l’engrenage infernal des violences et des représailles. Lors d’une rare tentative de négociation menée à Maiduguri par l’ancien président Olusegun Obasanjo, les insurgés demandèrent justice pour les dégâts commis par les forces de l’ordre. En juillet 2011 s’ouvrait alors dans un tribunal fédéral d’Abuja le procès de cinq policiers accusés d’avoir assassiné Mohamed Yusuf. Mais les poursuites furent abandonnées en juillet 2015. Aucun officiel nigérian ne fut condamné pour les exécutions extrajudiciaires de civils ou de membres de la secte Boko Haram.

Avec le soutien de la communauté internationale, les autorités prétendent aujourd’hui vouloir compenser uniquement les victimes du « terrorisme », jamais celles des forces de l’ordre. Il faut dire que l’impunité des militaires et des policiers est courante en Afrique, dépassant le cadre stricto sensu de la lutte contre le djihadisme. Historiquement, elle puise ses racines dans la période coloniale.

À présent, elle témoigne plutôt du manque de contrôle des civils sur les forces de sécurité dans des démocraties en devenir. Dans le cas du Mali, l’intervention massive de la communauté internationale après la crise de 2012 a certes obligé les autorités à enquêter et à poursuivre en justice les responsables d’abus, tels les militaires qui, sous commandement de la Force conjointe du G5 Sahel, ont tué une douzaine de civils à Boulikessi dans la région de Mopti le 19 mai 2018.

Mais les résultats ont été décevants pour la population et, en 2019, une loi dite d’entente nationale devait proposer une amnistie déguisée pour éteindre les poursuites engagées contre le capitaine Amadou Haya Sanogo, principal chef de file du coup d’État de 2012. Les organisations de défense des droits de l’homme relèvent ainsi qu’au sein de l’armée malienne, les sanctions prises à l’encontre des auteurs d’abus consistent le plus souvent à les muter dans d’autres régions. Dans le même ordre d’idées, les miliciens sont très rarement punis lorsqu’ils commettent des exactions.

À la suite d’affrontements qui avaient fait 26 morts à Malemana en avril et mai 2016, par exemple, les autorités coutumières des Bambara impliqués dans des violences communautaires contre des Peuls suspectés de sympathies djihadistes ont simplement été condamnées à des peines de prison avec sursis.

Ces sentences ont évidemment laissé aux victimes le sentiment d’une profonde injustice. Elles ont aussi contribué à entretenir leur défiance à l’égard des autorités politiques, modernes comme traditionnelles. Les problèmes de justice sont pourtant au cœur de la question du djihadisme.

DJIHADISME ET CHARIA : Soudan, Khartoum, fin 2000

J’arrive à Khartoum en période électorale. Le général Omar el Bashir s’apprête à se faire réélire sans surprise pendant que son ancien allié, Hassan el Tourabi (1932-2016), essaie de remonter un parti islamiste depuis qu’il est revenu dans le camp de l’opposition. Au même moment en Floride, on en est encore à recompter les bulletins de vote pour savoir si, oui ou non, George W. Bush sera le prochain président des États-Unis. Les Soudanais ne manquent pas d’humour. La blague qui circule quand je débarque à Khartoum pose la question de savoir quelle est la différence entre des élections au Soudan et aux États-Unis. Réponse : au Soudan, on connaît le résultat au moins un mois à l’avance. Aux États-Unis, un mois après le vote, on ne sait toujours pas qui a gagné !

La leçon est amère et ironique : finalement, les Africains sont beaucoup plus modernes et rapides que les Occidentaux pour mener à bien des scrutins dits « populaires ». Je cherche à rencontrer Hassan el Tourabi. Leader des Frères musulmans dans leur version soudanaise, celui-ci avait initialement soutenu le coup d’État du général Omar el Bashir qui, en 1989, devait imposer une sanglante dictature islamiste. Très controversé, le personnage a souvent été présenté comme le « pape du terrorisme djihadiste ». En 1991 et 1993, Hassan el Tourabi a en effet organisé des conférences internationales qui ont réuni le gratin des mouvements armés islamistes, des Algériens jusqu’aux Moro des Philippines. Il n’a pas non plus été pour rien dans l’accueil d’Oussama Ben Laden à Khartoum entre 1992 et 1996.

À sa manière, Hassan el Tourabi a été un éternel opposant, assez vite brouillé avec son mentor militaire, le général Omar el Bashir. Mort de vieillesse en 2016, l’homme était aussi connu pour être un redoutable orateur, doublé d’un fin didacticien. Hassan el Tourabi est facilement accessible. Il me reçoit sans cérémonies dans sa résidence personnelle. Nous parlons sans interprètes, surtout en anglais et un peu en français, langue qu’il a apprise en faisant une thèse de droit à la Sorbonne. « La charia, explique-t-il, est un ensemble d’usages, un code de conduite, comme dans la rue, qui se dit chara en arabe. Ce n’est pas seulement une affaire de conscience mais de culture, qui repose sur la force de la pression sociale. Le prophète lui-même était un leader et non un ruler, un guide et non un autocrate. »

À entendre Hassan el Tourabi, la charia serait donc démocratique et son application aiderait à résoudre les problèmes de mauvaise gouvernance des pays musulmans du Sahel. Dans un monde moderne et global, on a pourtant peine à imaginer que le modèle religieux du prophète Mahomet suffise à construire des projets de société crédibles et susceptibles de se substituer à des États défaillants, corrompus, prédateurs et autoritaires. Est-il seulement vraisemblable que le droit islamique de la charia permette d’améliorer le sort de pays où les élections ne font qu’entretenir des régimes clientélistes et mafieux ?

De son côté, la France peut-elle raisonnablement espérer contrer en Afrique des demandes politiques à caractère religieux en soutenant des satrapes et en diffusant les valeurs républicaines qu’elle avait déjà tenté d’inculquer du temps de la colonisation ? C’est loin d’être évident. D’abord, il convient de ne pas se faire d’illusions sur la capacité de la France laïque et militaire à interférer dans le domaine religieux, au risque de provoquer des réactions nationalistes contre une ingérence « néocoloniale ». De plus, il importe de ne pas surestimer la puissance d’attraction des mouvements salafistes d’inspiration wahhabite, si tant est qu’ils soient vraiment la matrice idéologique des versions modernes et contemporaines du djihadisme au Sahel, une hypothèse fort discutable.

Anticolonialisme, islamisme et révolte sociale

En réalité, les contre-modèles islamistes et anticoloniaux ont surtout prospéré par défaut d’État. Au Mali, notamment, la fragmentation des formations politiques et le discrédit de la classe dirigeante ont poussé une partie des élites à concevoir des projets de société alternatifs en se référant à des normes religieuses. Autrefois cité comme un exemple réussi de transition démocratique, ce pays est à présent englué dans un marasme assez désespérant. Sous prétexte d’une énième réforme constitutionnelle, le gouvernement a ainsi repoussé à 2020 les élections législatives, sénatoriales et locales initialement prévues en 2019, quitte à revenir sur les avancées politiques obtenues avant le coup d’État de 2012 et l’intervention de la France en 2013.

D’une manière générale au Sahel, les musulmans ne se font guère d’illusion sur les mérites des régimes parlementaires au pouvoir depuis la fin des dictatures militaires du temps de la guerre froide. Ironique et féroce, le constat des Nigérians ou des Maliens est sans appel : les uns parlent de « démocratie folle » en pidgin, la democrazy ; les autres, de « démocratie de merde » : la denbocratie des vauriens, un amalgame des mots « enfant » et « excrément » dans la langue bamanakan des Bambara ! Les enquêtes menées auprès de combattants djihadistes en prison sont tout aussi significatives. L’immense majorité d’entre eux, voire la totalité, considère que les gouvernements au pouvoir sont corrompus, égoïstes, indifférents au sort de la population et uniquement préoccupés à défendre les intérêts des riches.

Pour autant, les mouvements qualifiés de salafistes ou d’islamistes sont généralement assez ambivalents quand il s’agit d’exprimer une révolte des pauvres et des masses paysannes. Leur veine sociale ne semble pas vraiment plus prononcée que celle de l’islam maraboutique des confréries soufies, qui ont su attirer les indigents en leur proposant protection et charité. De plus, les situations d’un pays à l’autre sont trop contrastées pour que l’on puisse en tirer des conclusions définitives.

Au Cameroun, les réformistes qu’on appelle « wahhabites » touchent plutôt la jeunesse dans les villes du Sud, qui sont bien plus riches que les campagnes du Nord. Mais la situation est différente en Côte d’Ivoire et au Ghana. En effet, lesdits « wahhabites » y recrutent au Sud dans des milieux plus défavorisés que dans les savanes du Nord.

À Abidjan, par exemple, ils ont attiré des nouveaux convertis et de nombreux immigrés dans une banlieue assez récente, Abobo, où les traditionalistes soufis étaient moins bien implantés.

À Bamako, en revanche, le modèle réformiste du wahhabisme a surtout gagné les milieux marchands. En effet, les commerçants s’étaient lassés de devoir payer des sacrifices et des amulettes à des marabouts soufis qui passaient leur temps à leur extorquer de l’argent. Ils ont donc adhéré à une doctrine qui leur a permis d’échapper à cette pression tout en conservant leur légitimité musulmane. Le « wahhabisme » s’est alors développé comme une idéologie bourgeoise, puritaine, libérale et capitaliste qui valorisait le sens de l’économie, condamnait l’oisiveté et vantait les mérites du travail tout en condamnant les dépenses ostentatoires des partisans de la tradition.

Le fait est qu’en général, les mouvements dits salafistes n’ont guère réussi à pénétrer les masses rurales, restées fidèles aux confréries soufies. À l’échelle de l’Afrique musulmane, ils sont surtout restés confinés aux classes moyennes urbaines, essentiellement dans des milieux marchands et étudiants parfois réduits à de simples cercles intellectuels. Les paysans, en revanche, ont refusé de suivre un modèle qui les aurait privés de main-d’œuvre en cloîtrant leurs femmes à la maison. En effet, le salafisme renvoie aux origines du prophète à Médine, la ville par excellence, si bien que certains islamologues évoquent même une incompatibilité avec le monde rural, en particulier la vie nomade des Bédouins et des populations pastorales qui empêche de se retrouver en groupe pour prier à la mosquée.

De ce point de vue, les mouvements de protestation d’inspiration wahhabite ne s’apparentent nullement à la révolte des damnés de la terre, même si certains djihadistes d’origine urbaine ont pu s’implanter dans des maquis ruraux pour continuer leur combat. En réclamant une application plus stricte de la charia et en mobilisant des références révolutionnaires venues du monde arabe, les insurgés n’en expriment pas moins une demande de justice sociale, de moralisation de la vie politique, de purification du corps social… et de retour à l’ordre. Le constat ne vaut pas que pour des pays sahéliens comme le Mali. En Afghanistan en 1996, les talibans ont réussi à prendre et à garder le pouvoir à Kaboul parce qu’ils ont su mettre un terme aux exactions des seigneurs de guerre.

De même en Somalie, l’Union des tribunaux islamiques s’est emparée de Mogadiscio en 2006 en y rétablissant l’ordre, en débarrassant la ville de ses pillards et en parvenant à rouvrir les voies de communication indispensables au commerce. Malgré l’intervention militaire de l’Éthiopie et le retrait des Chebab dans les campagnes, les paysans ont ensuite continué de recourir à des qadis salafistes, notamment en matière foncière, car leurs sentences, rendues au nom de la charia, étaient réputées mieux respectées et plus durables que celles de juges nommés par un gouvernement corrompu et toujours prompts à revenir sur les décisions de justice en fonction du montant des bakchichs reçus.

Dans le nord du Mali, il n’est pas rare non plus d’entendre qu’en dépit de sa justice expéditive, la police islamique (hisbah) de Gao et Tombouctou avait au moins réussi, en 2012, à faire cesser les vols et les abus des combattants touaregs du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad). Maintenant que la France,

la communauté internationale et l’armée malienne ont pris la relève, beaucoup d’habitants se plaignent en revanche d’une montée de l’insécurité et d’une multiplication de meurtres mis sur le compte de règlements de comptes individuels ou de sanglantes vendettas communautaires. Dans le sud du Mali, des sondages réalisés en 2014 montrent par ailleurs que les leaders religieux sont perçus comme beaucoup moins corrompus que les partis politiques ou les forces de sécurité.

Bien entendu, les leaders djihadistes ne sont pas les derniers à vilipender le relâchement de l’ordre moral et la criminalité des cols blancs. Tant le fondateur de Boko Haram que de la katiba « brigade » du Macina, Mohamed Yusuf au Nigeria et Amadou Koufa au Mali, ont ainsi construit leur popularité sur la base d’un discours politique dénonçant l’enrichissement éhonté d’une classe dirigeante impie et indifférente au sort des indigents.

Dans les années 1980 au Nigeria, la secte islamiste Maitatsine avait aussi, à sa manière, exprimé le sentiment d’insécurité des pauvres de Kano et Maiduguri en les invitant à expier le mal suivant des procédures qui n’étaient d’ailleurs pas sans rappeler le lynchage des voleurs ou l’expulsion des étrangers dans le sud du pays à dominante chrétienne . 9 10 11

 

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