Palais de Justice de Yopougon : des visiteurs aux pieds blanc (Reportage)

8 min read

A Yopougon, à Abidjan, il est 5h32. L’aube déploie lentement ses couleurs brumeuses sur la commune la plus peuplée d’Abidjan. Les rues sont encore mouillées par les pluies de la veille. L’air est lourd, gorgé d’humidité, mais déjà chargé d’une tension presque palpable. Aujourd’hui, notre équipe se dirige vers le palais de justice de Yopougon, un lieu où se croisent quotidiennement espoir, détresse, conflit et silence, et où se joue parfois une vie en une matinée.

Une justice sous conditions

Palais de Justice de Yopougon : des visiteurs aux pieds blanc (Reportage); ledebativoirien.net

Il est 6h 40. À peine arrivés devant le portail encore clos, une file silencieuse se forme, certains appuyés contre le mur moisi, d’autres les bras croisés, yeux fixés sur la lourde porte métallique. La pluie de la nuit a laissé des flaques brunâtres autour desquelles les gens se faufilent. L’odeur du sol humide, mélangée à celle de la bouillie fumante vendue à l’angle de la rue, accompagne l’attente.

À 6h 46, un homme sort de l’ombre d’un auvent. Il parle vite, presque à voix basse, comme pour ne pas troubler l’ordre de l’attente. Il se dit « démarcheur », une figure connue du système parallèle du palais. Pour quelques billets, il remplit les formulaires, oriente, ou met en contact avec les bons guichets.

Mais à 7h15, l’ordre bascule. Un agent en uniforme kaki surgit et lance, d’un ton tranchant : « Ceux qui ne portent pas de chaussures fermées, vous restez de côté. C’est la loi. » Un frisson parcourt la foule. Certains regardent leurs pieds avec inquiétude. Des mères de famille, des jeunes hommes en sandales, un vieux monsieur en caoutchouc noir. Plusieurs s’écartent, visiblement frustrés.

Le jeune homme aux lêkê

À 8h00, les portes s’ouvrent. Une première vague entre dans la cour, encadrée par les gardes. Détecteurs de métaux, fouilles, regards soupçonneux. Soudain, un jeune homme d’une vingtaine d’années apparaît, traînant deux seaux blancs, usés, et un gros sachet noir. Il ne dit pas un mot. Il pose ses affaires dans un coin stratégique, entre deux bornes électriques. Puis, comme un magicien, il ouvre le sac : des dizaines de paires de chaussures en plastique, usées mais propres, alignées comme un étal de fortune.

Palais de Justice de Yopougon : des visiteurs aux pieds blanc (Reportage); ledebativoirien.net

« C’est 200 francs la paire. Tu paies, tu portes, tu rends après », dit-il calmement, comme une routine bien huilée. Chaque paire empruntée est marquée au stylo, pour éviter les échanges. Son business ne connaît ni reçu ni caisse, mais une organisation rigoureuse. Autour de lui, les recalés se ruent.

Une dame en robe orange, les yeux brillants d’agacement, loue une paire sans discuter. Un jeune garçon, mine renfrognée, enlève ses tapettes avec un soupir et chausse les lêkê, à contrecœur. « On vient régler nos problèmes, et on te dit que tu n’es pas habillé pour la justice… Mais c’est comme ça », murmure une autre femme, en attachant rapidement ses sandales.

Les couloirs de l’attente

Dans la cour du palais, le décor est brut : murs délavés, bancs en bois mal fixés, une bâche en plastique qui sert de toit temporaire. Ici, on attend. Certains pour un certificat de nationalité, d’autres pour un jugement d’héritage, ou pire : le procès d’un proche. Un homme au visage fermé serre un dossier entre ses genoux. Plus loin, une femme pleure discrètement, essuyant ses larmes avec le revers de son pagne. Elle murmure une prière, alors qu’on annonce que le camion de transfert des détenus est arrivé.

Le vrombissement du moteur du cargo cellulaire, garé devant la porte du fond, glace un instant le tribunal. Sous la pluie fine qui recommence à tomber, des hommes menottés, certains en tongs, d’autres pieds nus, montent dans le véhicule. Dans la foule, des cris étouffés : une mère reconnaît son fils. Les gardes pressent le pas. Les avocats, eux, défilent, pressés, certains les yeux dans leurs dossiers, d’autres au téléphone, concentrés, inaccessibles.

Le poids d’une mère

Il est 9h12. Sous la bâche tremblante qui abrite les visiteurs, une femme est assise, droite, les mains crispées sur un sac en tissu. Elle porte un pagne bleu ciel, et un foulard attaché avec soin. Elle s’appelle Tantie Adjoua, elle vient de Dabou, et c’est la troisième fois ce mois-ci qu’elle fait le déplacement. « Mon fils est là-dedans. Ils l’ont arrêté avec ses amis. Il a 22 ans. Moi je sais qu’il n’a rien volé. Mais bon… c’est la justice. »

Palais de Justice de Yopougon : des visiteurs aux pieds blanc (Reportage); ledebativoirien.net

Sa voix est douce, mais son regard est durci par la fatigue et l’inquiétude. Ses sandales trempées reposent à ses pieds. Elle a loué une paire de lêkê à l’entrée pour pouvoir entrer dans la salle d’audience. Elle ne comprend pas très bien pourquoi, mais on lui a dit que c’était obligatoire.  « Depuis le matin je n’ai rien mangé. Juste un peu d’eau. J’attends qu’on l’appelle. Même si c’est pour deux minutes, je veux le voir. »

À côté d’elle, une autre dame la regarde avec compassion. Elle, c’est pour un litige foncier qu’elle est venue. Propriétaire d’une parcelle occupée par un locataire qui refuse de partir. Deux femmes, deux histoires, deux douleurs, dans le même couloir du destin. La pluie recommence à tomber. Une bruine fine, silencieuse. Les tôles du toit improvisé tambourinent doucement. Dans la cour, le camion cellulaire attend toujours. Les détenus sont sur le point d’être transférés.

Quand un garde sort et crie le nom de son fils — « Kouadio Jean-Baptiste ! » — elle se lève d’un bond. Ses mains tremblent. Elle avance lentement, entourée d’une foule confuse, regardant à droite, à gauche. Et là, elle le voit. Jean-Baptiste, menotté, maigri, debout dans la file des accusés. Il ne l’a pas vue. Elle, elle ne peut s’empêcher de pleurer. Pas de cris, pas de lamentations. Juste des larmes chaudes, qui coulent sur ses joues fatiguées, pendant qu’un garde l’interpelle : « Madame, vous êtes où là ? Reculez un peu. »

Elle recule, mais reste là, droite, debout sous la pluie, à regarder son fils disparaître dans le ventre du tribunal. Cette scène nous éloigne de la sallee du tribunal avec plusieurs interrogations. Pour nous diriger vers  l’arrière cours du palais pour nous rafraichir.

Le marché de la dignité

À l’arrière-cour, entre le restaurant « Le Rabbouni » et le bâtiment des timbres, les conversations reprennent. Un homme commente : « Même ici, tu dois payer pour bien t’habiller. La justice, c’est pour ceux qui savent comment s’y présenter. »

Palais de Justice de Yopougon : des visiteurs aux pieds blanc (Reportage); ledebativoirien.net

La pluie a cessé, mais l’humidité reste accrochée aux vêtements. Il est 8h58. Je rends les chaussures louées. Le jeune homme les inspecte rapidement et les essuie avec un chiffon.  « Je gagne un peu, mais surtout, j’aide les gens. Sans moi, ils ne peuvent même pas entrer. Tu vois ? ».

Une justice qui exclut en silence

Dans ce coin du monde, la dignité coûte 200 francs CFA. Un simple détail – des sandales – peut t’éloigner de ton dossier, de ton audience, de la possibilité de défendre un droit ou une cause. Et pendant que certains vendent la solution à l’humiliation, d’autres pleurent un proche jugé, ou s’agrippent au moindre espoir d’un papier signé.

La justice ici ne se lit pas seulement dans les décisions des juges, mais dans les regards fatigués, les vêtements détrempés, et les sandales laissées sur le trottoir.

Accessibilité à la justice

Comprendre un petit commerce devenu vital, à la lisière de la formalité judiciaire et de la débrouillardise ivoirienne : la location de chaussures fermées, voici toute notre motivation.  Ce reportage est issu d’une observation directe au mois de mai 2025. Il vise à interroger la vraie accessibilité à la justice, dans un système où les plus modestes doivent parfois payer pour exister dignement devant la loi.

Par Christian Guéhi Journaliste culturel et critique d’art


En savoir plus sur LE DEBAT IVOIRIEN

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Vous pourriez aussi aimer

Du même auteur