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Arts plastiques-inédit : Joseph Anouma étale la colère de Lattier contre l’État de Côte d’Ivoire (Interview)

Arts plastiques-inédit : Joseph Anouma étale la colère de Lattier contre l’État de Côte d’Ivoire (Interview); Ledebativoirien.net

Né en 1949 à Dabré (Alépé), Joseph Anouma est l’un des plus grands graveurs ivoiriens. Il détient des certificats techniques de burin, eau-forte, bois, lithographie, obtenus aux côtés de grands noms comme Georges Dayez, Lucien Coutaud, Lagrange et Paul Guimezanes, en France. Professeur de gravure et de dessin, il excelle également en peinture, sculpture, poésie et arts dramatiques.

En 2003, il est promu assistant de grandes écoles. Disciple de Christian Lattier, ex-directeur de l’École des Beaux-Arts, il revient ici sur la colère de son maître contre l’État ivoirien, évoque les circonstances de sa mort et salue le travail de sauvegarde et de commémoration entrepris par le Pr Yacouba Konaté.

Quel est votre parcours, monsieur Anouma?

Après deux ans en agriculture, je suis entré à l’École des Beaux-Arts en 1966. J’y ai passé quatre ans à Abidjan, puis cinq ans en France. Je suis rentré en 1975, année où j’ai été recruté à l’INSAAC comme professeur de dessin et de gravure. Avec le temps, j’ai été reclassé comme assistant, puis inspecteur agrégé. Cette année, j’ai été admis parmi les membres de l’Académie. Voilà un peu mon parcours.

Parlons de l’œuvre de Christian Lattier. Que peut-on retenir de sa technique artistique?

Sa technique était vraiment originale. En sculpture, on modèle l’argile, on fait des moules en plâtre, on taille le bois… Mais Christian Lattier, lui, a voulu révolutionner la sculpture en utilisant la ficelle. Il construisait d’abord une armature en fer, qu’il habillait avec de la ficelle. Quand j’étais avec lui, il m’avait dit vouloir aller encore plus loin, en sculptant avec de la latérite. Mais… l’homme propose, Dieu dispose. Il n’a pas pu le faire. Il est mort en 1978. C’était un grand artiste, mais il a été maltraité, si je peux dire.

Maltraité par qui ?

Par le pays, la Côte d’Ivoire. Christian Lattier était vraiment triste. Cela remonte à son prix au Festival de Dakar. En rentrant avec ce prix, il s’attendait à un accueil triomphal, comme on le fait pour les footballeurs. Mais à l’aéroport, il était seul. Aucun accueil. Il a pleuré. Il espérait aussi devenir directeur de l’École des Beaux-Arts, mais il n’a jamais eu droit à ce poste.

C’est de là que vient sa frustration? On dit aussi qu’il ne voulait pas être cité quand on parlait de l’INSAAC…

Il y avait de quoi être frustré. C’était notre maître. Nous avons étudié à l’École des Beaux-Arts de Paris. On est rentrés avec des diplômes supérieurs. Lui, il avait eu des prix, mais pas de diplôme reconnu. En Côte d’Ivoire, on le payait comme un instituteur. En plus, il n’a jamais été nommé directeur. Tout cela l’a rendu amer.

Mais il aimait transmettre son savoir. Sa méthode était dure. On pensait qu’il était méchant, mais en réalité, il cherchait à nous former. Il avait une pédagogie exigeante. De 1966 à 1970, il m’a souvent malmené. Il me chiffonnait.

Parce que vous n’étiez pas bon, ou parce qu’il voulait tirer le meilleur de vous?

Il m’aimait, mais il le cachait. Une fois, en décembre, à trois jours des congés de Noël, il m’a dit : « Tu es renvoyé, tu reviendras l’année prochaine ! » (Rires). Il faisait ça pour jouer. Il disait aux autres : « Allez voir Anouma, je l’ai fait trembler comme une feuille ! ».

Était-il un homme dur de caractère?

C’est lui qui nous a façonnés. Il nous a rendus forts, féroces même. Moi, j’étais considéré comme la bête noire à l’école. Le meilleur. Il nous a inculqué l’excellence par le travail acharné.

Concernant ses œuvres, notamment la panthère, a-t-elle une signification particulière?

Oui. Il m’a expliqué que chez les Godiés, la panthère est la gardienne de la cité. Quand des esprits maléfiques veulent nuire aux dirigeants, c’est elle qui les pourchasse. Il aimait la tradition. Il puisait aussi dans le quotidien. Par exemple, au Plateau, il y avait des pancartes : « Interdit d’uriner, amende de 600 F ». Cela l’a inspiré pour une œuvre intitulée Konan Kanga.

Nous étions en quelle année?

Dans les années 70

Il y a donc longtemps que les ivoiriennes pisses n’importe où ?

(Rire), oui, oui

Parlons de cette œuvre« Konan Kanga ». Il y a eu un conflit entre Lattier et le Gouverneur avant cette exposition aux États-Unis?

Oui. Le gouverneur Konan Kanga est venu et a dit : « Cette œuvre-là n’ira pas aux États-Unis. » Lattier a répondu : « Tout va, ou tout reste ici. » (Rires). Il ne craignait personne. Peut-être que c’est pour cela que certains voulaient s’en débarrasser…

Qui voulait s’en débarrasser?

Les autorités. Il était intraitable. Bernard Dadié, ministre de la Culture, lui a donné un bureau climatisé. Trois jours après, Lattier est allé le voir : « Pourquoi me mettez-vous dans une chambre froide ? Tenez votre clé, je retourne à l’INSAAC ! » (Rires). En réalité son amour pour le partage de son savoir était une motivation pour lui et transmettre était un devoir pour lui.

Y avait-il un conflit entre Bernard Dadié et Christian Lattier ?

Non, pas personnellement. Mais il était en conflit avec le système. Personne n’a valorisé son prix de Dakar. Son salaire était minable.il y a beaucoup d’autres choses mais considérez ces deux éléments que je vous cite.

Comparé à Bernard Dadié, il n’était rien aux yeux de l‘Etat?

Ah oui. Dadié avait des privilèges. Il était un grand écrivain, ancien directeur de l’IFRANC, ministre… j’étais toujours avec lui. Pour peuvre, Lattier, est mort dans mes bras.

A bon. Expliquez-nous cette scène?

Il mourait. Je l’ai pris dans ses bras. En descendant les marches, il est devenu si lourd que je l’ai déposé. Les ouvriers m’ont aidé à le mettre dans la voiture. On est allés au CHU de Cocody. Il est entré au bloc, et je ne l’ai plus revu. Ce sont les États-Unis qui ont annoncé son décès, pas la presse ivoirienne. C’était l’une de mes plus grandes interrogations.

Pourqui ?

Je préfère ne pas faire de supposition.

OK. Alors Lattier avait-il l’habitude de vendre ses œuvres ?

Oui, à quelques collectionneurs comme Konan Kanga, Ben Soumaoro… Il a aussi fait des œuvres pour l’hôtel de ville, la caisse de stabilisation, l’aéroport. Malheureusement, ses œuvres ont été négligées. C’est grâce à James Houra et au Pr Yacouba Konaté qu’on a pu protéger certaines. Aujourd’hui, seul le Pr. Konaté a le droit de les vendre.

Quel regard portez-vous sur le travail du Pr Yacouba Konaté?

À la mort de Lattier, il voulait faire sa thèse sur lui (Lattier). Mais les collègues de Lattier ne voulaient pas parler. Les collègues de Christian Lattier ne voulaient pas parler de lui puisqu’ils étaient en conflit avec eux. C’était comme des chiens et chats. Alors, il est venu me voir. Je lui ai raconté des anecdotes vue que j’étais l’élève de Lattier. Il a pu réunir assez d’informations.

C’est lui qui m’a parrainé à l’ASCAD. Avant cela, nos diplômes n’étaient pas reconnus par l’Etat de Côte d‘Ivoire après notre retour de la France. Nous avons été licenciés des postes d’enseignants que nous occupions. Face à cette situation, je suis allé rencontrer  le Directeur Général du nom de Gérard Lezoux pour lui dire que, malgré le fait que nous enseignons dans son établissement,  nos diplômes n’étaient pas reconnus. Il nous fallait reprendre la route de l’école (ENS) pour voir vos diplômes reconnus.

Le Directeur Général Gérard Lezoux a permis cela et nous avons été encadrés Donc je lui ai dit bon je vous faire une proposition, mettre un budget en place, je vais demander à certains professeurs de l’université de venir nous encadrer par certains enseignants comme le Pr Konaté, le Pr Paul N’DA et bien d’autre afin de passer le CAPES à la fin de l’année.  J’ai proposé une formation en interne, validée par le ministère. Le Pr Konaté nous a encadrés avec d’autres Pr comme Paul N’DA. Grâce à cela, on a dû refaire des examens. On a été reclassés.

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Que pensez-vous de cette déclaration du Pr Konaté : « Je n’invite pas les étudiants en beaux-arts à faire du Lattier, mais plutôt de s’en inspirer » ?

C’est vrai que Lattier ne voulait pas être copié. Moi, je voulais faire de la sculpture, mais un prof me poussait à la peinture. Lattier m’a dit : « Tu ne feras ni sculpture, ni peinture. Tu feras de la gravure. » C’est grâce à lui que je suis devenu le premier graveur de Côte d’Ivoire. Il était dur, mais c’était pour nous rendre meilleurs.

Et les médias dans tout cela ? Avez-vous été soutenus?

Oui, grâce à des journalistes comme Sery Bailly, Tiburce Koffi, Henri Nkoumo, Brigitte Guirathé, Zadi Bernard, Charles Noka… Ils nous ont apporté de la visibilité.

Un message pour finir ?

Je crois que le plus important, c’est qu’on honore Lattier pour son œuvre et sa grande contrition au positionnement de l’art sculptural et pictural en Côte d’Ivoire. Egalement, pour avoir été le formateur de millier de plasticiens qui aujourd’hui sont des piliers de l’industrie des arts plastiques en Côte d’Ivoire. Il faut soutenir le Pr Konaté dans ses actions de faire revivre Lattier à travers des travaux sur ses œuvres.

Christian Guehi

Journaliste culturel et critique d’art

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