Par Marc Antoine Perouse de Montclos
«Le colonisateur a durement réprimé les djihads d’autrefois. Traumatisés par leur défaite face aux combattants du Mahdi («Guide religieux») à Khartoum en 1885, les Britanniques furent impitoyables au Soudan, n’hésitant pas à massacrer des civils ou à achever des prisonniers sans défense.
Les violences ne s’arrêtèrent pas là. Après la Première Guerre mondiale, les fascistes entreprirent à leur tour de prendre le contrôle de l’arrière-pays libyen, où ils se heurtèrent à la résistance armée d’une confrérie soufie, la Senousiyya. Au cours des combats, des femmes, des enfants et des vieillards furent arbitrairement raflées et fusillés car vaguement suspectés de complicités avec les rebelles. Des villages furent incendiés ; des propriétés, confisquées ; des récoltes, détruites.
Les abus des troupes indigènes, en particulier, furent tels qu’ils contribuèrent très largement à légitimer la rébellion, qui dura jusqu’en 1931. Les Français ne firent pas toujours mieux. Dans l’actuelle Guinée, ils exercèrent des représailles sanglantes et tuèrent quelque 400 villageois après avoir perdu 2 officiers et 11 soldats le 30 mars 1911 lors du soulèvement vite réprimé des fidèles d’un prophète autoproclamé, Tcherno Alliou, qui avait enflammé les esprits des musulmans peuls des massifs montagneux du Fouta-Djalon.
Parmi les quelque 800 détenus incarcérés, une centaine devait mourir au bout de trois mois. Il n’en restait plus que 500 de vivants à la fin de l’année. La répression fut d’autant plus dure que le colonisateur craignait des soulèvements au Sahel suite à l’humiliation de sa défaite face aux Allemands en France.
En dépit de son gigantisme, le Nigeria ne constitue malheureusement pas une exception à cet égard.
Malgré les processus de démocratisation initiés au sortir de la guerre froide, les abus des forces de l’ordre restent courants sur l’ensemble du continent, sans d’ailleurs se limiter à la répression des soulèvements qualifiés de djihadistes. La gestion des manifestations, en particulier, donne fréquemment lieu à des excès, comme on a pu l’observer au Soudan autrefois ou, plus récemment, dans les mois précédant la chute de la dictature islamiste du général Omar al Bashir en avril 2019.
Trop souvent, les armées africaines continuent de tuer surtout des civils en étant engagées dans des opérations de police à l’intérieur de leurs frontières nationales. Les tentatives de bilan des violences qui déstabilisent la partie occidentale du Sahel en témoignent à leur manière. À en croire un décompte effectué sur la période 1997-2018, 11 % des interventions militaires du Sénégal, de la Mauritanie, du Mali, du Burkina Faso, du Niger et du Tchad ont directement ciblé des civils. Une telle proportion est certes inférieure à la fréquence de déploiement de ces armées pour lutter contre des rébellions djihadistes qui ont retenu 23 % de leurs engagements pendant la période d’étude.
En réalité, les résultats sont faussés à partir du moment où les supplétifs miliciens sont arbitrairement rangés dans le camp des insurgés. Pour dresser un bilan humain de la guerre contre le terrorisme au Sahel, il faudrait plutôt tenir compte de l’extraordinaire versatilité des allégeances des combattants. Au Mali, on n’hésite ainsi pas à recourir à des oxymores et on parle de « rebelles loyalistes » pour désigner les insurgés ralliés à Bamako, à l’instar des « sobels » de Sierra Leone au cours des années 1990, mélange toxique de soldiers et de rebels. Sur le terrain, la situation est des plus confuses et évoque un peu le cas de la Somalie où les milices claniques et, pour certaines, paragouvernementales tuent bien autant que les Chebab si l’on en croit des documents confidentiels des Nations unies en 2016.
L’inanité de la militarisation de la lutte contre le terrorisme
Mais en pratique, elle s’est retrouvée à former et équiper des «forces d’insécurité» qui ont grandement contribué à déstabiliser la région, trop souvent en tuant davantage de civils que les terroristes. De fait, les États faibles de la région jouent un rôle central dans la prolongation des hostilités : soit de façon active lorsque leurs armées tuent des civils et attisent le ressentiment contre les gouvernements en place ; soit de façon passive lorsque l’absence d’État et de services publics de base ne permet pas de protéger la population et légitime l’émergence de contrepouvoirs qui contestent l’ordre établi sur une base religieuse. Il convient certes de nuancer le tableau.
Pour diverses raisons, les armées du Niger et de la Mauritanie se comportent mieux que celles des autres États membres du G5 Sahel, cela sans parler des militaires sénégalais, qui sont réputés être les plus professionnels de la région et qui, néanmoins, n’ont pas été conviés à participer aux combats contre les groupes djihadistes. La soldatesque tchadienne, elle, constitue un cas un peu à part car le régime du président Idriss Deby, qui est arrivé au pouvoir par la force en 1990, ne s’est jamais complètement départi de son caractère guerrier.
Dans les autres États de la zone, les problèmes les plus criants touchent le Mali et le Burkina Faso, cela sans même parler des turpitudes du Cameroun, allié de Paris qui est engagé dans la lutte contre Boko Haram mais qui ne fait pas partie du G5 Sahel. Au Mali, en l’occurrence, l’armée n’a pratiquement jamais combattu de forces militaires, à l’exception d’une guerre éclair et peu meurtrière contre le Burkina Faso en 1985. Historiquement, elle a surtout été employée à réprimer les Touaregs à l’indépendance puis des opposants politiques du temps de la dictature de Moussa Traoré entre 1968 et 1991.
Profondément corrompue, composée de soldats dépenaillés et dépourvus d’équipements, elle ne constituait plus que l’ombre d’une armée lorsque les insurgés se sont emparés du pouvoir dans le nord du Mali en 2012. Depuis lors, son action a renforcé plutôt qu’endigué le phénomène djihadiste. Par contraste, les insurgés ont parfois été perçus « comme les garants d’une sécurité, voire d’une stabilité, que l’État [semblait] incapable d’assurer».
Lors de l’attaque par un commando djihadiste du Café Aziz Istanbul à Ouagadougou en août 2017, par exemple, la gendarmerie dut aller chercher des munitions en dehors de la ville avant de pouvoir intervenir sur les lieux. De même, les soldats déployés en brousse ne disposent que de deux cartouches chacun. De peur de tomber à court de munitions, ils hésitent donc à engager le combat avec les groupes djihadistes dans la province de Soum à la frontière nord du pays.
À sa manière, le Burkina Faso évoque ainsi les travers de l’armée nigériane où les officiers supérieurs craignent bien autant les attaques de Boko Haram qu’une mutinerie de leurs hommes et la revente d’armes aux insurgés, entre autres parce que les soldes ne sont pas payées et que des détournements de fonds massifs ne permettent pas d’honorer les contrats d’achat d’armements passés par le gouvernement à Abuja.
Les défis de guerres asymétriques
Grâce à l’intervention de l’ancienne puissance coloniale française, il leur est alors facile d’attiser le ressentiment local contre des forces d’occupation considérées comme étrangères parce qu’elles sont composées de soldats venus d’autres régions du Mali, voire d’autres pays dans le cas des casques bleus onusiens et des contingents africains du G5 Sahel. Le problème n’est d’ailleurs pas spécifique à la France en tant qu’ancienne puissance coloniale. En Somalie, les troupes de l’Union africaine ont aussi fini par attirer davantage d’opinions négatives que positives en dépit de leurs succès pour chasser les Chebab de Mogadiscio en 2011 et ramener un semblant d’ordre dans la capitale.
L’idée est d’épuiser l’ennemi en l’amenant à exercer des représailles contre-productives, schéma qui n’est pas sans rappeler les revers subis par les Américains en Afghanistan et en Irak. De fait, le risque de bavure est particulièrement élevé lorsqu’il s’agit de bombarder des campements dans le désert ou de mener des combats urbains. Pour attaquer les troupes de l’Union africaine à Mogadiscio, par exemple, les Chebab de Somalie ont utilisé des boucliers humains en se cachant dans la foule et en provoquant des ripostes qui n’ont pas manqué de tuer des civils et de ternir la réputation des forces gouvernementales.
De telles guerres sont d’autant plus difficiles à mener qu’elles s’accompagnent souvent d’une sorte «d’embouteillage sécuritaire» avec des acteurs qui se concurrencent les uns les autres. La prolifération d’unités militaires et de strates administratives ne facilite sûrement pas les efforts de coordination de la lutte antiterroriste. Côté français, les troupes régulières de Barkhane et les forces spéciales de l’opération Sabre côtoient ainsi les casques bleus de la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) et les armées nationales des pays concernés.
En 2016, il s’est doté d’une force conjointe qui, poussée par Paris, a été présentée comme une initiative africaine et qui, nonobstant les dénis officiels, pourrait en fait servir à justifier un désengagement progressif de l’armée française. En pratique, ces coalitions se heurtent toutes aux habituels problèmes de coordination entre des États qui poursuivent chacun leur propre agenda politique.
La force conjointe du G5 Sahel, en particulier, est moquée comme une coquille vide, une sorte de NATO–l’acronyme anglais de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) – dont le nom signifierait désormais : No Action, Talk Only. «Pas d’action, rien que des paroles »… et des « réunions à n’en plus finir», pour reprendre les termes d’officiers burkinabè qui, en privé, se plaignent de l’inefficacité du « grand machin » financé par la France.
Le problème est aussi que, par défaut d’État, on assiste à une prolifération d’acteurs « sécuritaires » qui ne relèvent pas de troupes régulières mais plutôt de supplétifs miliciens difficilement contrôlables, notamment dans les campagnes. C’est flagrant dans la région centrale du Macina au Mali, où le phénomène s’est accompagné de violences à caractère communautaire.
Dans les cercles de Douentza, Bankass,
D’un côté, l’armée malienne a cherché à utiliser les Dozo comme éclaireurs, comme informateurs et comme supplétifs pour participer aux combats et dénoncer les djihadistes ; elle leur a ainsi donné des passe-droits pour circuler dans la zone en dépit d’une ordonnance militaire du 1 février 2018 qui, théoriquement, interdisait l’usage des motos dans les régions de Mopti, Ségou et Tombouctou.
D’un autre côté, la milice Dan Na Amba Sagou a profité de la situation pour régler des comptes et perpétrer plusieurs massacres. Après avoir été visé par une opération de l’armée malienne en juillet 2018, le mouvement a alors annoncé qu’il entendait empêcher la tenue des élections présidentielles et «chasser» du pays dogon les représentants de l’État. Dans un tel contexte, les djihadistes ont bien évidemment cherché à tirer parti des tensions en offrant leur protection aux victimes des miliciens.
A suivre
DE L’USAGE IMMODÉRÉ DE LA FORCE : Kenya, Nairobi, mi-1998 ; Maroc, Marrakech, mi-2018, vingt ans plus tard…